Vacarme 54 / Cahier

Les sophismes des bergers entretien avec Maria Manca

Qu’est-ce qu’une poésie qui est en même temps musique, communion-publique, débat sophistique, politique souterraine ? L’art le plus archaïque ou l’art de demain ? Un art pastoral ou un art urbain ? Un art total ou tout autre chose qu’un art ? Bayreuth ou Coucou-les-Nuées ? Une discipline bizarre s’est constituée pour répondre à ces questions et à quelques autres : l’ethnopoétique. Première rencontre avec une ethnopoéticienne, spécialiste des joutes sardes. D’autres suivront.

Qu’est-ce que c’est cette étrange discipline, l’ethnopoétique ?

Comme le dit Florence Dupont dans La voix actée (Kimé, 2010), c’est « le vaste domaine des Muses » au sens large. C’est-à-dire non seulement de la musique, de la parole poétique, de la danse, mais aussi toute leur dimension sociale, symbolique, politique, religieuse (ou plus exactement sacrée, tant on s’éloigne souvent des religions instituées). Donc ce qui dépasse très largement ce qu’on appellerait « de » la poésie, ou « de » la musique, ou « de » la danse. Avec sans doute une dimension plus archaïque : on sait que les poèmes du Moyen Âge étaient chantés avec de la musique, que les discours de Cicéron ou les sermons de Bossuet étaient improvisés et non écrits… Mais nous, on a la chance de pouvoir y assister en direct, comme manifestations vivantes de certaines communautés.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Prenons l’Ahwash marocain, grande fête berbère qui a lieu lors des mariages et des circoncisions dans le haut et le moyen Atlas. Il faut se représenter les choses ainsi : plein de gens sur les toits des maisons du village, au centre un poète avec son tambour, autour de lui des tambours (entre cinq et vingt), puis à droite un chœur de femmes en demi-cercle, à gauche (ou inversement) un chœur d’hommes en demi-cercle, les enfants entre les hommes et les femmes, et autour d’eux encore des gens. Le poète commence par réciter deux vers, généralement pour remercier Dieu, puis ses vers sont de plus en plus engagés et commencent à dire, sous couvert de métaphores, des réalités du village qu’il a entendues ici ou là, et qui ne sont pas bonnes à entendre. Alors le chœur des hommes les répète, il est obligé, puis le chœur des femmes. Donc l’Ahwash se déploie ainsi : des vers parlés par le poète, puis chantés par les chœurs, puis musiqués par les tambours, puis dansés par tout le village. Et quand on écoute, la participation de tous est palpable et très émouvante, et ce n’est pas non plus anodin politi­quement. Voilà en tout cas ce qu’est un objet ethno­poétique : une sorte de « fait social total » autour de la poésie.

Comment en vient-on à se spécialiser dans l’ethnopoétique ?

Les joutes sardes ont été dans mon enfance ma première expérience poétique et musicale : mon grand-père était un étameur, très pauvre, presque un vagabond (les étameurs sont les tsiganes de la Sardaigne), mais également un poète ; et mon père, aussi, mais si pauvre qu’il a dû immigrer pour aller travailler dans les mines de l’Est de la France. Alors quand à l’école on a essayé de m’apprendre la poésie d’un côté, la musique de l’autre, je ne comprenais rien. Après j’ai suivi des études de lettres (il faut bien s’intégrer…), et je suis devenue professeure. Mais je n’y trouvais pas mon compte. J’ai donc refait des études d’ethnologie. Puis il y a eu des rencontres avec des ethnomusicologues qui avaient besoin de penser le texte, et avec des antiquisants pour qui le latin et le grec n’étaient pas que des textes ou des arguments. Ainsi s’est fondé ce laboratoire de Paris 7 où l’on parle à la fois de poésie, de musique, de sociologie, de logique…

Votre « objet ethnopoétique », ce sont donc les joutes poétiques de Sardaigne…

Oui, dans la partie de la Sardaigne centrale et septentrionale. Parce qu’il y a d’autres joutes, au Sud, ou dans des enclaves particulières. Rabelais parle dans le Gargantua d’une île « sonnante » de Méditerranée ; je me plais à penser qu’il s’agit de la Sardaigne. D’où viennent ces joutes ? On sait qu’un gouverneur romain aimait écouter des chants de bergers sardes improvisateurs, qui avaient déjà un grand prestige. On a des témoignages des xviiie et xixe siècles de joutes entre deux ou trois bergers. À partir de la fin du xixe, apparaissent les premières retranscriptions. Dès ce moment-là la structure est celle de débats poétiques entre trois ou quatre poètes mais qui prennent toujours une forme duelle.

Et aujourd’hui alors, comment cela se passe-t-il ?

Une joute a lieu chaque année, à date fixe, dans le même village, en l’honneur d’un saint patron. Par exemple, dans le village d’Irgoli, le premier samedi ou dimanche d’août, toujours à la même heure, en l’honneur de saint Antioche. En mai ou en septembre, ce village connaît d’autres joutes en l’honneur d’autres saints. Un certain nombre de villages — pas tous, certains ont perdu cette tradition — connaissent ainsi trois ou quatre joutes dans l’année. Les villages qui ont gardé cette tradition sont ceux où la vie sociale est la plus forte, ou intense : on observe chez eux une vie collective et un système d’entraide économique (pour les jardins, pour le pain, etc) forts. S’agit-il d’une cause ou d’un symptôme ? Peut-être est-ce plus dialectique.

Comment chaque joute se déroule-t-elle ?

Un mois ou deux avant, on collecte de l’argent pour payer les poètes, qui sont toujours des professionnels ou des semi-professionnels (les meilleurs gagnent jusqu’à 800 euros pour une soirée). Ils peuvent faire ou avoir fait n’importe quel métier, il y a aujourd’hui un ancien contrôleur de bus, un berger, un universitaire. Actuellement ils ne sont plus qu’une dizaine, le plus âgé a 83 ans, le plus jeune 25 ans. Le soir de la joute, les poètes arrivent, on les reçoit en leur disant les meilleurs vers du village, on les honore par la poésie parlée, jamais chantée : on ne chante que lorsqu’on improvise. Puis on leur offre un dîner traditionnel qu’ils mangent à peine tellement ils sont anxieux mais pendant lequel il y a un continuel échange de vers, soit ceux de grands poètes du passé appris par cœur, soit ceux que les poètes présents ont chanté dans ce même village l’année d’avant, soit encore les vers de personnes du village.

Après cela, la joute commence ?

Oui. Tout le village arrive sur la place : non seulement les hommes, les femmes, les vieillards, mais aussi les immigrés qui reviennent pour les vacances, des gens du village voisin… Il peut y avoir jusqu’à plus de mille personnes. Alors les jouteurs montent sur une scène avec derrière eux un petit chœur polyphonique de trois personnes du village qui chantent la polyphonie du village sans parole (chaque village a la sienne). Chaque village a sa voix et chaque poète sa mélodie. Et cette dimension musicale est essentielle : comme marquage identitaire et comme force de rassemblement avant la joute proprement dite.

Donc de la musique mais pas de danse ?

Non, il n’y a pas de danse. Peut-être y en a-t-il eu. Mais la joute proprement dite, c’est la musique et les débats composés de huitains, c’est-à-dire de strophes de huit vers composés de onze syllabes, que chaque poète improvise à tour de rôle, selon trois parties. La première s’appelle l’exorde comme dans la tragédie où les poètes affûtent leurs armes et chantent en poétisant tout ce qui leur passe par la tête : la grande chaleur en Sardaigne, le dernier incendie criminel, la situation sociale, les frasques de Berlusconi ou l’accueil qu’ils ont reçu dans le village… C’est un moment très amusant. Ils ont déjà le réflexe de se contredire : par exemple, même s’ils sont à peu près tous anti-berlusconiens, l’un d’entre eux va se faire l’avocat du diable, quitte à manier l’ironie. La deuxième partie dure deux heures et repose sur le tirage au sort de thèmes. D’abord un thème sérieux et parfois très abstrait : « l’art et la nature », « le blanc et le noir », « Dieu, l’homme et le temps », « la langue et la main », « entrer et sortir »… Puis un thème « léger » : « la belle mère et la belle fille », « la fille à marier, le prétendant et le père », « ce monde-ci et l’autre monde », « la mini jupe et la burqa »… Cela donne des joutes irrésistibles où le public est plié en deux.

Il n’y a pas de glissement entre léger et sérieux ?

Cela dépend de ce que décide le comité du tirage au sort de chaque village. Par exemple, dans l’un, « le passé, le présent et le futur » sera tiré comme un thème sérieux, dans un autre comme un thème léger. Quant à la troisième partie, elle est plus acrobatique car elle opère un retour critique sur les deux premières parties et élabore une prière au saint patron de la joute jusqu’à ce qu’à travers l’intercession de la poésie, le saint bénisse tout le village.

Et après c’est fini, j’imagine ? Il doit être près de 2h du matin…

Absolument pas, il y a encore l’après-joute. Car après le départ des poètes, beaucoup restent sur la place ou dans les cafés pour débattre de la qualité de la joute à laquelle ils viennent d’assister. Et attention, on débat en poésie, chacun défendant son champion. Puis le lendemain au café, dès 8h cela recommence, pendant encore deux ou trois jours. Le débat reste ouvert et il n’y a pas de vainqueur déclaré, même si les amateurs s’accordent en sous-main pour reconnaître un vainqueur de fait. Ceux qui ont enregistré des cassettes les écouteront ensuite régulièrement, apprendront par cœur certains vers, certaines strophes, parfois tout un exorde (trente strophes) et les rechanteront.

Comment définir de tels poètes ? Des improvisateurs, des intellectuels, des troubadours, des philosophes, des sophistes ?

Un poète des années 1950 a utilisé le terme de « sophiste » (sophicou) pour se définir. Qu’entendait-il par là, je ne sais pas. Pour les sophistes historiques, la vérité est dans les mots, il n’y a pas de vérité en soi. Par exemple on peut voir la guerre comme atroce, mais aussi comme honorifique, glorieuse… Et ils ne trancheront ni en public ni en privé. Ce n’est pas à eux de donner des leçons de morale ou de politique : ils doivent jongler avec les valeurs.

Ne sont-ils pas alors dans une position un peu contradictoire ? D’un côté en charge de saper les valeurs traditionnelles, comme les sophistes, et de l’autre de les véhiculer et de les transmettre ?

En un sens oui, mais c’est cela qui est intéressant. D’un côté les poètes sont tenus de faire triompher le thème que le tirage au sort leur a donné : par exemple la haine contre l’amour, ou l’homme contre Dieu. Mais d’un autre côté il faut reconnaître que ces joutes qui déconstruisent chaque année les valeurs en cours jouent un rôle de ciment social. Et ce ciment c’est l’interrogation, la problématisation : apprendre à vivre ensemble autour de problèmes plutôt qu’autour d’idéologies ou de dogmes religieux. En montrant à chaque fois le sens et la consistance de telle ou telle perspective.

Vous dites que ces joutes ne sont pas religieuses. En même temps elles se déroulent en l’honneur d’un saint ?

Oui, les poètes disent toujours, « si ce n’est pas en l’honneur d’un saint, ce n’est pas pareil, notre poésie n’est plus un don. ». Le saint leur donne une fonction d’intercesseur et une efficacité symbolique. Mais ce sont les saints héroïques, qui ont combattu contre les oppresseurs, qui ont tué ou ont été torturés, qui étaient des hommes de parole ou de prêche. Ce ne sont pas les mêmes que ceux du curé, qui ne participe jamais à la joute : ils sont loin des valeurs chrétiennes d’humilité, d’effacement et d’amour. En fait ce ne sont pas des saints au sens religieux, ce sont les héros culturels que la Sardaigne veut se donner et qui ne sont tout de même pas très catholiques…

Héros culturels, mais peut-on dire aussi politiques ? C’est une conception radicalement relativiste, donc en un sens radicalement a-politique ?

Au sens commun, oui : ils refusent tout thème politique, même si la plupart sont clairement antifascistes (ces joutes furent interdites sous Mussolini), anticléricaux, anti-Berlusconi… Mais en un sens plus profond, ils jouent un rôle politique très important. Il faut comprendre ces joutes dans le temps. Les poètes disent qu’il y a des thèmes forts (faciles à chanter) et des thèmes faibles (difficiles à chanter). Mais ils sont à la fois témoins et acteurs de ce glissement du fort au faible, et donc des variations dans le rapport commun aux valeurs. Dans « l’honneur et l’argent » par exemple, autrefois le thème fort était évidemment l’honneur, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, ils sont à égalité. Ou, plus intéressant encore, il y a deux ans, dans le thème « le larron, le carabinier et le mouchard », le poète qui défendait le mouchard a attaqué l’omerta et la vendetta en disant « il faut parler ». C’était pour la première fois une incitation à soutenir ce changement. Il y a eu un frémissement dans l’assistance, mais sans applaudissements. Le jour où elle applaudira, on sera allé encore un peu plus loin. En ce sens, ces poètes me semblent jouer un authentique rôle démocratique : moins celui de guide que celui de remise en cause, douce, jamais dogmatique, des valeurs communes.

C’est une sorte de politique de la poésie ?

Oui mais la politique politicienne ne les intéresse pas. Ces poètes traitent de toutes les questions profondes. Les mœurs, les inégalités, la violence, la libération sexuelle. Il serait intéressant par exemple d’observer à l’avenir le thème de l’homosexualité. Jusqu’à présent il a toujours été traité de manière négative. Mais dans ce village d’Irgoli un transsexuel a ouvert un salon de coiffure et cela se passe bien. Il est donc possible que ce thème commence à varier dans les joutes et fasse ensuite retour dans le village, accompagnant un début de transformation de l’image des homosexuels.

Vous voyez des objets ethnopoétiques équivalents en France aujourd’hui ?

Évidemment. Il y a tout le domaine du hip hop, du rap, du slam, des « paroles urbaines » en général. Cyril Vettorato, qui a travaillé sur les « joutes d’insultes » aux États-Unis, les défend bec et ongles dans cette perspective. À la fois comme une construction indécomposable de poésie, de jeu, de musique, de politique qui fait qu’on ne peut comprendre le rap hors contexte, et encore moins le réduire à un texte : c’est une question de lieu, de public, d’adresse, de moment, de sous-entendus. Et comme une multiplicité de styles qui fait qu’on ne peut pas parler d’« un » style rap : car il y a mille et un styles dans le rap. C’est une conception pragmatique de la poésie : on est un vrai poète quand ça marche, pas quand on écrit de la grande poésie textuelle. À un niveau plus personnel, je peux en témoigner. J’ai enseigné dans un lycée très difficile à Vitry. Au début c’était le cauchemar. Puis mon mari m’a rappelé que j’étais ethnologue et j’ai commencé à observer les élèves et à les faire parler de ce qu’ils aimaient. Ensuite je leur ai parlé de mes recherches : ils étaient ravis d’apprendre que les bergers sardes étaient de grands slameurs. Et on a organisé une grande journée de slam. Tout le lycée était là, ovation, les élèves fous de joie… c’était Sardaigne-sur-Seine.

Post-scriptum

Maria Manca est maître de conférences à l’université Paris 7. Elle a notamment écrit La Poésie pour répondre au hasard. Une approche anthropologique des joutes poétiques en Sardaigne, CNRS/MSH, 2009.