Vacarme 22 / Chroniques

Une vie nouvelle (extrait)

par

I Dans la partie du livre de ma mémoire avant laquelle il y a peu à lire se trouve une rubrique qui dit : « Incipit vita nova. » Sous cette rubrique je trouve écrits les mots que j’ai l’intention de recopier dans ce texte. Et sinon tous, du moins leur sens.

II Neuf fois déjà depuis ma naissance le ciel de la lumière était revenu presque au même point dans sa révolution quand je vis pour la première fois la femme glorieuse de ma pensée, que beaucoup nommèrent Béatrice sans savoir ce que nommer veut dire. Elle avait passé dans cette vie le temps qu’il faut au ciel étoilé pour aller vers l’orient d’un douzième de degré, de sorte qu’elle m’apparut vers le commencement de sa neuvième année, et que je la vis, moi, vers la fin de la mienne. Elle portait une couleur digne et modeste, sanguine, et elle était vêtue de la façon qui convenait à son jeune âge. À cet instant, j’affirme que l’esprit de la vie, qui siège dans la chambre secrète du cœur, se mit à s’agiter si violemment qu’il exerça une pression atroce dans la moindre de mes veines ; et en tremblant il dit ces mots : « Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur michi. » À cet instant, l’esprit animal, qui siège dans la chambre haute où tous les esprits sensitifs apportent leurs impressions, s’émerveilla, et en parlant aux esprits de la vue il dit ces mots : « Apparuit iam beatitudo vestra. » À cet instant, l’esprit naturel, qui siège dans la zone gouvernant l’alimentation, se mit à pleurer, et en pleurant il dit ces mots : « Heumiser, quia frequenter impeditus ero deinceps ! » J’affirme que, depuis ce jour, l’amour régna sur mon âme, qui lui fut aussitôt offerte en mariage, et qu’il se mit à exercer sur moi, grâce à la force que lui donnait mon imagination, un tel pouvoir et une telle influence qu’il me fallut accéder à tous ses désirs. Il m’ordonna bien des fois de chercher à voir ce jeune ange ; ainsi, dans mon enfance, je partais souvent à sa recherche, et je lui trouvais des manières si dignes que d’elle on eût pu dire ces mots d’Homère : « Elle ne semblait pas la fille d’un mortel, mais d’un dieu. » Et bien que son image continuellement auprès de moi devînt l’orgueil de mon amour, qui ne m’en dominait que mieux, elle était d’une vertu telle que jamais elle ne le laissa régner sur moi sans les conseils de la raison, là où ils sont bons à prendre. Mais, comme s’appesantir sur les actions et les passions d’une si tendre jeunesse peut sembler confiner à l’affabulation, je laisserai cela ; et passant sur nombre de choses que l’on pourrait extraire de l’original dont sortent ces mots, j’en viens à ceux qui se trouvent écrits dans ma mémoire sous de plus importants chapitres.

III Quand se fut écoulé le nombre de jours qui séparaient de son neuvième anniversairecette apparition, au cours de la dernière journée cette beauté m’apparut, vêtue de blanc, en compagnie de deux femmes élégantes qui semblaient plus âgées ; passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l’endroit où, terrifié, je me tenais, et par une indicible courtoisie, qui lui valut depuis une vie éternelle, elle me salua si dignement qu’il me sembla toucher les sommets du bonheur. L’heure où je reçus ce salut était, je l’affirme, la neuvième ; et comme c’était la première fois que sa voix parvenait à mes oreilles, elle me fut si agréable que je fuyais la foule, comme enivré, et regagnai l’abri solitaire de ma chambre pour me plonger tranquillement dans la pensée de cette femme. Et en pensant à elle je fus gagné par un doux sommeil qui m’apporta une vision merveilleuse : il me semblait voir dans ma chambre un nuage de couleur feu et discerner au milieu la figure d’un homme dont l’aspect eût fait peur à qui l’eût regardé mais qui paraissait, quant à lui, si gai que c’en était étrange ; ses paroles disaient bien des choses, je n’en comprenais que certaines, dont celle-ci : « Ego dominus tuus. » Dans ses bras il me semblait voir une personne dormir nue, sauf qu’elle me semblait enveloppée légèrement dans un linge de couleur sang ; et en la regardant plus attentivement je sus qu’il s’agissait de la femme du salut, qui la veille avait daigné me faire un signe. Dans l’une de ses mains il me semblait que lui tenait quelque chose qui brûlait de toute part, et qu’il me disait ces mots : « Vide cor tuum. » Quand il fut resté ainsi, immobile, quelques instants, il me sembla qu’il réveillait la dormeuse ; puis, au prix de grands efforts, il lui fit manger cette chose qui brûlait dans sa main, et elle la prit avec réticence dans sa bouche. Après quoi, la joie de l’homme se changea vite en pleurs amers ; en pleurant il recueillit de nouveau la femme dans ses bras, et il me sembla qu’avec elle il prenait son vol vers le ciel ; j’en ressentis une telle angoisse que je ne pus maintenir mon fragile sommeil, qui se rompit alors, et je me réveillai. Tout de suite, je me mis à réfléchir, et je m’aperçus que l’heure où m’était apparue cette vision avait été la quatrième de la nuit, c’est-à-dire la première des neuf dernières. Pensant à ce que j’avais vu, je me proposai de le faire entendre à d’autres qui étaient à l’époque de célèbres poètes. Et comme il se trouvait que j’avais déjà pratiqué pour moi-même l’art de parler en vers, je me proposai de faire un sonnet dans lequel je saluerais tous les serviteurs de l’amour ; et en leur demandant de bien vouloir interpréter ma vision, je leur écrivis ce que mon sommeil m’avait montré. Je fis le sonnet qui commence ainsi : Aux cœurs gentils.

Aux cœurs gentils, aux âmes prises
qui viendraient à voir ce poème,
pour qu’ils m’écrivent leur pensée,
en leur seigneur, l’amour : salut !
L’heure avait franchi près d’un tiers
du temps où brillent les étoiles
quand l’amour m’apparut soudain ;
son souvenir me fait trembler.
Il semblait heureux, il tenait
mon cœur dans sa main ; dans ses bras
une femme dormait, voilée.
À son réveil il la força
à dévorer mon cœur en feu.
Puis il s’envola en pleurant.

Ce sonnet se divise en deux parties ; dans la première je salue et demande une réponse, dans la seconde j’explique à quoi il faut répondre. La seconde partie commence par : L’heure avait franchi.

À ce sonnet beaucoup répondirent, et d’avis différents ; parmi eux, celui que j’appelle le premier d’entre mes amis [1], qui fit alors un sonnet commençant ainsi : Vous avez vu, je crois, toute valeur. Ce fut comme l’origine de l’amitié qui nous unit lorsqu’il sut que j’étais celui qui lui adressait ce poème. La juste interprétation du rêve ne fut découverte, alors, par personne ; mais à présent elle apparaît avec évidence aux plus simples.

IV Par cette vision mon esprit naturel fut désormais empêché dans son action parce que mon âme était tout entière absorbée dans la pensée de cette femme ; j’en fus réduit en peu de temps à un tel état de faiblesse et de fragilité que plusieurs amis s’inquiétaient en me voyant ; certains, pleins de curiosité malsaine, se démenaient pour me faire dire ce que je voulais à tout prix cacher. Et moi, comprenant quelle méchante demande ils me faisaient et laissant parler en moi l’amour, qui lui-même suivait la raison, je leur répondais que c’était lui qui m’avait mené là. Je nommais l’amour parce que mon visage portait tant de ses signes que je ne pouvais guère le dissimuler. Mais, lorsqu’ils me demandaient : « Pour qui t’a ainsi détruit cet amour ? », je les regardais en souriant et je ne disais rien.

V Un jour, cette beauté se trouva assise dans un endroit où l’on parlait de la reine des cieux, et j’étais placé de telle sorte que je pouvais voir mon amour ; à mi-chemin entre nous se tenait une femme très belle qui me regardait souvent, surprise par mon regard qui semblait s’arrêter sur elle.

Plusieurs notèrent son étonnement ; on y prêta tant d’attention que lorsque je quittai ces lieux j’entendis murmurer dans mon dos : « Voyez comme la vue de cette femme le trouble » ; et en distinguant son nom je compris que l’on parlait de celle qui se tenait à mi-chemin sur la ligne droite partant de Béatrice et aboutissant à mes yeux. J’en ressentis un soulagement, certain que mon regard n’avait pas trahi mon secret. J’eus alors l’idée de faire de cette femme un bouclier de la vérité ; et je lui donnai tant d’apparence qu’en peu de temps la plupart de ceux qui s’interrogeaient à mon propos crurent avoir percé le secret. Je m’abritai derrière cette autre femme durant des mois, des années ; et pour donner à cette fiction plus de crédit je lui adressai quelques vers sans conséquence, que je n’ai pas l’intention de reproduire ici bien qu’ils aient un certain rapport avec la noble Béatrice ; je les passerai tous sous silence, sauf ceux dont la louange semble adressée plutôt à elle.

VI À l’époque où cette autre femme n’était pour moi que le bouclier d’un grand amour, j’éprouvai le besoin de rappeler le nom de celle qui m’était la plus chère en le dissimulant parmi de nombreux autres, dont celui-là. Je pris ceux des soixante plus belles femmes de la ville où Dieu avait fait naître mon amour et je composai une épître en forme de sirvente, que je ne reproduirai pas. Je la mentionne seulement en raison du prodige qui se produisit lors de sa rédaction : le nom de mon amour ne se laissa placer à aucun autre rang, entre ceux de toutes ces femmes, que le neuvième.

VII Un jour, la femme grâce à qui j’avais pu si longtemps masquer mon désir dut quitter la ville pour un pays lointain ; et moi, comme endeuillé par l’éloignement de cette charmante protection, qui en devenait moins forte, je fus plus affecté que je ne l’aurais cru. D’autre part je me dis que si je ne parlais pas de ce départ avec des accents de douleur, les gens auraient vite fait de déjouer ma ruse, et je me proposai d’en faire une lamentation sous forme de sonnet ; et je la reproduis ici parce que mon amour véritable fut la source immédiate de certains des mots du poème, comme le verront ceux qui savent lire. Je fis donc le sonnet qui commence ainsi : Vous qui cheminez.

Vous qui cheminez dans l’amour,
prêtez-moi l’oreille et voyez
s’il est douleur comme la mienne ;
je vous en prie, écoutez-moi
et dites-moi si je ne suis
le bastion de tous les tourments.
L’amour, non pour mes qualités
mais en vertu de sa noblesse,
m’offrit une vie si heureuse
que l’on murmurait dans mon dos :
« Mon Dieu, mais par quel privilège
a-t-il le cœur aussi léger ? »
Or j’ai perdu cette assurance
venue du trésor de l’amour ;
et je reste ainsi, misérable,
sans plus oser parler de moi.
Alors, voulant imiter ceux
qui cachent leurs défauts par honte,
je feins l’allégresse au-dehors
et dans mon cœur je me lamente.

Ce sonnet a deux parties principales ; dans la première j’appelle les serviteurs de l’amour avec les mots du prophète Jérémie : « O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus », et je les prie de m’écouter ; dans la seconde je raconte comment l’amour m’a mené là, avec une intention tout autre, en fait, que celle affichée par les derniers vers, et je dis que je l’ai perdu. La seconde partie commence par : L’amour, non pour mes qualités.


Traduit de l’italien par Pierre Alferi

Notes

[1Cavalcanti (N.d.T.).