le Grand Paris aura-t-il lieu ?

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Le Grand Paris existe : la preuve, c’est qu’on en parle. Il apparaît dans les journaux, sur les pancartes des chantiers, dans les conversations de bistrot un peu partout dans l’agglomération. Le nom a fonctionné : Grand Paris Express, métropole du Grand Paris, Grand Paris tout court : il se décline, il s’immisce là où, avant, on devait certainement dire autre chose ; et le fait qu’on ne sache plus ce qu’on disait, c’est bien encore la preuve indubitable de son existence. Mais où est-il ?

« Rien n’est plus à la même place »
— Aragon, « Les feux de Paris »

Ce n’est pas la première fois que Paris s’offre le bon tour de se déplacer en lui-même. C’est même peut-être la ville par excellence qui joue à la métamorphose, fait sortir par lettre patente ou déclaration d’utilité publique des quartiers entiers de terres arables. Faubourg Saint-Germain, Batignolles, Défense, autant d’espaces performatifs, qu’une parole autocrate a suffi à faire naître et advenir. D’un mot magique la ville tourbillonne sur elle-même et se transforme sur place, en bouleversant la carte et le plan.

« Comme l’est le peuple à la Grève » — Balzac

La ville a commencé sur la grève, dans le vent humide du fleuve. Faisant face au pouvoir vénérable et indétrônable de la Cité (justice, clergé), elle accueillait les bateaux des marchands, les journaliers venant chercher pitance, les corps de métiers mécontents et les premiers gendarmes. Cela s’appela place de Grève. Cela fut le début de Paris : un espace indéterminé, que les flots séparent du pouvoir, et qui bientôt s’étendrait de halles en cour des miracles vers le nord, faisant ville. Ça a commencé par une plage de galets roulés par la Seine.

« Des tas de cailloux » — Chanson

Sur la Nationale 3, entre Claye et Meaux, on peut chaque jour assister à un étrange spectacle. Des convois de tombereaux chargés de remblais, en une file discontinue, s’extirpent de l’agglomération, rejoignent les premiers champs, les dépassent, puis quittent d’un coup la grand-route par une bretelle au milieu de rien. Alors, on voit s’élever, sur le côté, un énorme amas de terre, haut comme un petit immeuble, long comme un stade. Les camions-bennes le gravissent comme de gros insectes sur une termitière ; une fois au sommet, ils renversent la benne et des pelleteuses accourent, tamisent, tassent, arasent. Ce sont les remblais de toute la métropole, des nouvelles stations de métro à 200 mètres sous terre, des excavations de quartiers entiers dessinés en hachures sur un schéma réglementaire. C’est peut-être là, le Grand Paris : dans ces montagnes anthropocènes, au milieu des open-fields où tournoient les corbeaux sous le ciel gris blanc de l’Île-de-France.

« La banlieue influence Paname, Paname influence le monde, C’est nous le Grand Paris » — Médine

Comment s’appelait le Grand Paris avant de s’appeler le Grand Paris ? En fait, nous le savons très bien : il s’appelait banlieue. Il s’appelait ceinture, faubourg, grande couronne. Ce qui est étrange, avec cette entreprise du Grand Paris, c’est bien que les transformations réelles sont en définitive minimes par rapport à ce qui ne change pas : les lieux réels. C’est ce que dit Médine dans son hymne paradoxal publié en 2017 : le Grand Paris, c’est en fait le nouveau nom, plus banquable peut-être, marketé certainement, d’endroits jusqu’alors pudiquement tus par la parole performative parisienne. Si le Grand Paris déborde le périph’, alors le Grand Paris, c’est la banlieue. Dont acte : c’est nous, le grand Paris. Mais où, cela, on ne le sait toujours pas.

« L’unité de lieu constituant l’unité de cité » — Aristote

Pourtant le Grand Paris est aussi censé être un organe démocratique. Or comme chacun sait, la démocratie est un système fondé sur le dème, qui est une entité territoriale et ses habitants. Quand les Grecs inventèrent ce système, ils commencèrent par construire des parlements : héliée, tribunal populaire ; boulê, assemblée populaire législative ; ecclésia, assemblée plus nombreuse, qui vote les lois. Il faut des lieux aux gens : tel est peut-être la véritable découverte de la démocratie. On devrait pouvoir trouver le Grand Paris, alors ? Mais hélas, le Conseil du Grand Paris, censé nous représenter, n’a pas de parlement. Ses 200 élus squattent celui de la Région Île-de-France, dans le quartier tout neuf qui a recouvert la gare d’Austerlitz. Leur nom n’est pas sur la porte, et si vous souhaitez assister au conseil, public car démocratique, vous devrez demander : « C’est où, le Grand Paris ? »

« Je veux pas de cette vie banale sur Paname » — PNL

Dans la commune de banlieue où j’ai passé mon adolescence, un énorme trou remplace désormais le parvis de la gare RER, cet endroit de liberté qui permettait, moyennant un saut habile de tourniquet, de rejoindre Paris Les Halles plutôt que d’aller en cours de maths. Il y a des foreuses et des excavatrices, des semi-remorques et des grues. Par les fenêtres d’une douzaine de blocs Algeco empilés les uns sur les autres, on distingue les ouvriers en pause et les contremaîtres penchés sur des écrans d’ordinateur. Eux savent ce qu’ils font là. Les passants ne les regardent pas : ils font attention à ne pas mettre le pied dans une flaque boueuse, à contourner les grillages, à enjamber les câbles qui courent au sol. Ça fait un raffut de tous les diables. La promesse du Grand Paris est dans ce chantier : un jour, on ira directement à l’aéroport à partir de ce trou et on s’envolera pour ailleurs. Depuis le tunnel, sans correspondance, on rejoindra le ciel et ses nuages blancs-gris, doux, que charrie la Seine depuis la mer du Nord. Le Grand Paris, on ne saura toujours pas où il a lieu.

Post-scriptum

Fanny Taillandier est romancière et critique littéraire. Son dernier roman Par les écrans du monde est publié au Seuil en 2018 .