l’amour de l’art : pour une technologie de la contestation

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Alors qu’il existe tout un corpus de stratégies électorales, la technologie des mobilisations reste à documenter. Pourtant, la spécificité de tout mouvement social réside moins dans sa sociologie ou ses revendications que dans sa technique de lutte. Comment alors cerner cet art des combats ? Ni les fiches bricolages variées produites par les mouvements, ni les grandes notions de « répertoire d’action » ou de « capital militant » ne permettent de faire d’une pratique un usage, d’une idée un arsenal. À moins, peut-être, de s’aider d’une certaine sociologie du corps et des techniques.

Nous sommes le 17 mai 1934. Marcel Mauss vient d’avoir 62 ans. Le maestro de l’ethnologie française a l’air grave, le costume sombre et la barbe fournie, comme la très grande majorité des membres de la Société de psychologie auxquels il s’adresse. Il est venu leur parler des « façons dont les hommes, société par société, d’une manière traditionnelle, savent se servir de leur corps ». Les psychologues ont senti la provocation — le corps et non l’esprit, le collectif plutôt que l’individuel, vieilles divergences — mais ne bronchent pas. Mauss enfonce le clou : loin d’être naturels, les usages du corps varient dans le temps et dans l’espace. Toujours aucune réaction. Il faut donc, insiste-t-il, en faire une ethnographie systématique et raisonnée, dont il énumère les chapitres : « La marche », « Course », « Danse », « Plonger, nager ; utilisations de moyens supplémentaires : outres, planches, etc. » Toujours rien. Marcel sent l’échec, vacille, lorsqu’une toux grasse au premier rang lui offre l’appui dont il avait besoin : « Techniques du tousser et du cracher. » Un murmure parcourt la salle. Le conférencier joue alors son va-tout, et joint le geste à la parole : « Tenir. Tenir avec les dents. Usage des doigts de pieds, de l’aisselle, etc. » L’effet est encourageant, mais pas encore ravageur. Mauss sent qu’il doit documenter son propos : « Nous avons maintenant d’excellentes photographies où l’on voit des gens chevauchant des tortues. » Cette fois ça y est, l’assemblée est conquise, le pouvoir des images a eu raison de ses dernières résistances. L’orateur peut dès lors tout se permettre, de l’autodérision (« De plus, on a perdu l’usage d’avaler de l’eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C’était stupide, mais enfin je fais encore ce geste. ») à la grivoiserie (« Attouchements par sexe, mélange des souffles, baisers, etc. »). Plus rien ne s’oppose désormais à d’amples classifications : « Vous pouvez distinguer l’humanité accroupie et l’humanité assise. Et, dans celle-ci, distinguer (...) les gens à siège et les gens sans siège. » L’homme de science reste néanmoins modeste, et ne dissimule pas ses difficultés initiales : « Tout ceci ne me satisfaisait pas. Je voyais comment tout pouvait se décrire, mais non s’organiser ; je ne savais quel nom, quel titre donner à tout cela. » Sa conclusion en est d’autant plus fracassante : « il faut dire tout simplement, nous avons affaire à des techniques du corps. » [1]

D’un geste, Marcel Mauss vient de porter au jour un immense domaine de pratiques, par le simple fait de les nommer. Dans le même mouvement, il vient de bouleverser et la conception du corps, dorénavant offert à une analyse sociologique, attentive à son façonnement collectif ; et l’appréhension des phénomènes sociaux, désormais redevables d’une analyse technologique, où la question centrale devient celle des manières de faire ; et l’étude des techniques, désormais irréductibles aux seuls instruments, inséparables de leur emploi, puisque chevillées au corps. Il y a là quelque chose d’une magie : corps, technique, deux mots ont suffi pour dévoiler un monde et tracer à grands traits la carte qui permettra de l’arpenter. Et si le sésame ouvrait d’autres objets ? Que se passerait-il, par exemple, si l’on pariait qu’il en va des efforts par lesquels les hommes cherchent à faire cesser les injustices qu’ils subissent comme des manières dont ils se servent de leur corps ? Ne pressent-on pas que pour porter aux mouvements sociaux toute l’attention qu’ils méritent, il faut les considérer eux aussi comme un art ? Essayons. Essayons de dire tout simplement, nous avons affaire à des techniques de lutte.

un art des luttes

Encore faut-il s’entendre sur ce dont on parle. Parle-t-on des formes de la contestation : pétition, manifestation, grève, grève de la faim, grève du zèle, grève perlée, netstrike, mail-bombing, sit-in, lie-in, die-in, kiss-in, zap, réveille-matin, barrage, entartage, arrachage, démontage, débrayage, etc. ? Parle-t-on de ses stratégies : agir seuls ou s’allier, choisir le lobbying ou l’action publique, compter sur la force du nombre ou sur l’écho médiatique, planifier sur cinq ans, jusqu’à la prochaine alternance, ou tenir onze secondes, jusqu’à la charge des gendarmes mobiles, bousculer la gauche ou agonir la droite, durcir le ton ou négocier, jouer la colère ou l’expertise, etc. ? Parle-t-on de son matériel : banderoles, pancartes, mégaphones, cornes de brume, fumigènes, T-shirts, échasses, masques, projectiles divers, etc. ? Parle-t-on de ses tâches : diffusion de tracts, collage d’affiches, envoi d’un communiqué de presse, écriture d’un rapport, confection de faux sang, de faux sperme, de fausses moustaches, etc. ? Parle-t-on de ses assemblages : associations, syndicats, coordinations, forums, collectifs, réseaux, bandes, essaims, familles choisies, couples élargis, etc. ? Parle-t-on de ses procédures : assemblées générales, mailing-lists, réunions publiques, séminaires sous-marins, au local ou chez soi, au vote ou au consensus, avec applaudissements ou claquements de doigts, par tours de parole ou en polyphonie corse, etc. ? En fait, de tout cela à la fois. On appellera techniques de lutte tout « ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à une fin », en l’occurrence faire entendre des revendications collectives. C’est la définition d’un art au sens du dictionnaire ; elle n’est pas mauvaise, dans sa désinvolture même.

Car il y a un art des luttes, c’est évident. Il suffit d’avoir milité ne serait-ce qu’une heure pour savoir que la contestation relève du faire, et que sa principale question n’est pas tant celle des fins que celle des moyens : moins « que faire ? », que « comment fait-on ? ». Comment fait-on un seau de colle ? Comment marche ce foutu fax ? C’est quoi, une commission mixte paritaire ? Et on achète ça où, du répulsif pour requins ? Et une fois couché par terre, je fais quoi ? Hé, mais c’est vachement froid, une corne de brume ! On n’a plus d’encre ? Qui a les clefs des menottes, pour détacher Alain ? Le militant est un homo faber, en somme, et il n’est d’ailleurs pas nécessaire de mettre soi-même la main à la pâte pour s’en convaincre. Petite expérience mentale. Pensez à un mouvement social quelconque, un peu saillant, récent ou ancien. Qu’est-ce qui vous vient immédiatement en tête ? Sa sociologie ? Attention, vous risquez de vous tromper : il y a des hétéros dans la lutte contre le sida, des fonctionnaires dans le mouvement des chômeurs, des dames pieuses dans les mouvements de soutien aux sans-papiers. Ses revendications ? Pas tout de suite, et pas dans le détail. Au mieux, si vous êtes très concentré/e, elles vous seront revenues sous la forme d’un slogan : le sida c’est la guerre, un revenu c’est un dû, des papiers pour tous — mnémotechnique des luttes. Non, revenez à votre première intuition : confusément, mais spontanément, on identifie un mouvement à sa technique spécifique. Act Up, c’est le zap. Le mouvement des chômeurs et des précaires, l’occupation. Le mouvement des sans-papiers, des églises occupées. Greenpeace, l’assaut dans un bateau gonflable. Les démocrates ukrainiens, une couleur. Les révoltes des OS, des boulons, etc. Approximations, bien sûr : quid de la grève, désormais rattachée davantage à la fonction publique qu’à la classe ouvrière, ou de la manifestation, utilisée par tous, ou des emprunts mutuels, etc. ? Il n’empêche, vu de loin, un groupe mobilisé se repère davantage à ce qu’il fait qu’à ce qu’il dit ou ce qu’il est. Les techniques de lutte tendent à cristalliser l’identité des groupes qui les emploient, et d’ailleurs pas seulement dans l’oeil du spectateur : on sait par exemple que les camionneurs, historiquement, ont eu recours aux barrages routiers non pas tant pour bloquer les routes que pour « retenir leurs semblables », c’est-à-dire avant tout pour immobiliser d’autres camions, s’adjoindre d’autres conducteurs, et construire ce faisant leur catégorie professionnelle comme telle, sur son lieu de travail propre, la route, et par son engin métonymique, le poids lourd [2]. Ainsi donc, qu’on la pratique ou qu’on l’observe, la contestation apparaît bien comme une activité technique.

Cette caractéristique ne lui est pourtant pas pleinement reconnue, ni dans le savoir de ses praticiens, ni dans celui de ses observateurs. Il existe certes une sociologie des mouvements sociaux, attentive depuis longtemps aux modalités des mobilisations. Il existe également — et la précédente le sait bien, qui souvent s’en agace, tout en y puisant — un discours des luttes sur leurs pratiques et leurs instruments. Mais leurs forces centrifuges respectives tendent à les éloigner et de ce qui nous intéresse, et l’une de l’autre. Du côté de la sociologie des mobilisations, la notion de technique, lorsqu’elle n’est pas purement et simplement absente, est subordonnée soit à la notion de répertoire, forgée par Charles Tilly, soit à la notion de capital, au sens de Pierre Bourdieu [3]. Métaphore technico-théâtrale dans le premier cas : un répertoire désigne la liste des ceuvres qui forment le fonds d’une troupe et sont susceptibles d’être reprises ; transposé aux luttes, le terme désigne l’ensemble des moyens à la portée d’un groupe mobilisé. Métaphore technico-économique dans le second cas : un capital s’hérite, s’accumule, et donne l’ascendant sur ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail ; une aisance inégalement distribuée, en somme, qui vaut également pour le « capital militant ». Ces deux notions ont certes d’immenses vertus : la notion de répertoire permet de comparer des formes d’action dans le temps et dans l’espace, ce que fait magistralement Tilly pour la France, du XVIIe siècle à nos jours ; quant à la notion de capital, elle oblige notamment à admettre qu’il y a, dans le champ des mouvements sociaux comme dans tout autre, des riches et des pauvres, et qu’à l’encontre d’une certaine mythologie prolétarienne, ce ne sont pas nécessairement ces derniers qui se mobilisent le plus facilement. Mais elles ont deux inconvénients majeurs. Elles ne permettent pas véritablement de s’intéresser à l’usage des techniques : le répertoire n’est pas le jeu des acteurs, et le capital est l’antithèse du travail. En conséquence, elles donnent moins à voir ce que font les groupes mobilisés que les limites sur lesquelles ils butent : on ne sort qu’exceptionnellement de son répertoire, on a ou on n’a pas de capital. Elles désignent donc moins un arsenal qu’une structure. La belle diversité promise par les énumérations et les « etc. » de Marcel Mauss est perdue.

Celle-ci prolifère au contraire dans le discours des luttes. De ce côté-ci du savoir, en effet, lorsque la notion de technique est revendiquée, elle l’est sous la forme d’un art de la guerre prolixe, d’un manuel militant aux entrées foisonnantes, d’un kit aux combinaisons infinies : « comment prendre des décisions au consensus », « comment monter un collectif de précaires en lutte », « partir en campagne », « faire ses badges soi-même », « training à l’action directe non violente », « perturber une assemblée générale d’actionnaires », « ouvrir un squat », « empêcher l’expulsion d’un sans-papier », « organiser un piquet de grève », « faire des affiches géantes avec une photocopieuse », « cloner José Bové », « fabriquer des échasses » etc. [4] Les travaux savants s’en trouvent pris à contre-pied. La notion de répertoire est renversée : non plus gamme étriquée, mais liste à compléter. Celle de capital aussi : non plus appropriation inégale des moyens de production militante, mais grand bazar de machines de guerre en copyleft intégral. Plutôt qu’un doute sur la possibilité d’innover, un optimisme de la libre circulation, où les techniques s’offrent toutes à qui veut bien les prendre, à plat, les unes à côté des autres, dans une belle abondance et une absolue disponibilité. Mais à démarche inverse, limite symétrique : cette fois, l’usage n’est pas oublié, tout au contraire ; c’est le savoir-faire qui l’est. Car du texte à l’acte, du kit à l’assemblage, de la panoplie au guerrier, il y a un pas. Des sociologues du corps, retenons au moins que la pratique n’est pas la simple exécution d’un script : personne n’a jamais gagné une bataille en tenant Sun Tzu d’une main et le sabre dans l’autre. Si du côté des savants, les techniques sont pensées comme une limite au champ des possibles, du côté des luttes, au contraire, on les envisage comme une promesse de puissance absolue. Or si l’on veut rendre pleinement justice à l’art de la contestation, il faut se tenir à l’intersection de ces deux lignes : une technique permet en même temps qu’elle contraint ; les techniques de lutte attendent toujours le savoir qui leur reconnaîtrait ces deux caractéristiques, simultanément.

un effet d’entraînement

Il se trouve qu’il existe, prêt à la transposition. Il y a près de cinquante ans, un certain André-Georges Haudricourt, élève de Mauss, posait les bases de la technologie dont nous avons besoin en étudiant la charrue [5]. Plus exactement, la charrue et l’araire. La précision importe, car c’est précisément dans la comparaison des deux instruments qu’émergent une théorie et une méthode. Car si l’araire et la charrue ont une fonction proche (fouir le sol), une motricité commune (la traction), et plusieurs pièces similaires (le soc ouvre le sol, le sep porte le soc, l’un et l’autre reliés au joug par le timon et par le mancheron au laboureur), elles montrent également une dissemblance fondamentale. Encore faut-il — tout est là — en identifier le critère. La forme, triangulaire pour l’araire ancien, quadrangulaire pour la charrue moderne ? Non, corrige Haudricourt : cette différence n’est pas sans pertinence, mais elle oppose des techniques d’assemblage (cordages pour le triangle, tenons, mortaises et clous pour le quadrilatère) bien davantage que les deux instruments aratoires. Le matériau, sachant que la plupart des araires sont en bois, et les charrues en fer ? Pas plus : on trouve des araires en fer dans le Puy-de-Dôme, dans les Hautes-Alpes, et « ailleurs encore ». La présence ou l’absence de roues ? « Confusion regrettable » : il existe des araires à roues, et des charrues sans roue ; d’ailleurs, « en Chine, toutes les charrues sont sans avant-train. » Quoi, alors ? Leur efficace, tout simplement. L’araire n’effectue qu’un travail en surface, et surtout, rejette sur les deux côtés du sillon la terre déplacée et émiettée par le soc. « Tout autres sont le travail — et les exigences — de la charrue. » Avec elle, la terre est soulevée et non seulement grattée ; surtout, elle est versée d’un côté du soc. Tout l’objet s’éclaire alors : « Dans l’araire, le soc est d’une forme symétrique. [...] En conséquence, l’axe de la traction et de la résistance se trouve dans l’axe du timon ». Pour la charrue, la pièce décisive est le versoir, « disposé obliquement sur la droite ou sur la gauche de l’instrument. » En conséquence, « l’axe de la résistance et de la traction ne coïncide plus avec celui du timon. » Il faut donc dire tout simplement, l’araire est un instrument symétrique, la charrue un instrument dissymétrique.

Laissons Haudricourt préciser sa méthode. Faire œuvre de technologie, c’est « regarder les instruments au travail, en pleine action. » Or les techniques de labour, comme celles qui intéressaient Mauss, comme celles dont nous parlons, sont indissociables des corps qui les emploient et dont elles accroissent l’efficacité. « Tous ces divers instruments, qui sont en réalité le prolongement du corps humain, ne sont efficients qu’accompagnés de certains mouvements musculaires, de gestes, dont il est indispensable de tenir compte pour étudier l’objet lui-même et pour comparer celui-ci à d’autres objets. » Importance décisive du mouvement. Mais précisons encore. Comparons par exemple la bêche et la houe, deux outils non plus traînés mais portés, et leurs homologues respectifs, la pelle et la pioche. « La bêche, ainsi que la pelle, est d’abord posée sur le sol ; puis elle est enfoncée par le pied secondé par la poussée des bras. Selon la définition de André Leroi-Gourhan, la bêche appartient à la famille des outils à percussion posée, celle-ci consistant à appliquer l’outil sur la matière, en lui imprimant directement la force des muscles. La houe, comme le pic ou la pioche, appartient à la famille des outils à percussion lancée ; l’outil est lancé dans la direction de la matière ; son manche, qui allonge le bras, accompagne l’outil dans une trajectoire plus ou moins longue, et il assure l’accélération de la partie percutante qui arrive avec une grande force sur le point attaqué. » [6] Mode de démultiplication des forces, type d’attaque. Tentons la transposition politique. Soit deux techniques de contestation, le zap et la manifestation. L’une et l’autre augmentent la puissance du corps en prolongeant son mouvement, mais de deux manières tout à fait différentes. Le zap emploie, prolonge et démultiplie la puissance d’irruption du corps et sa faculté de faire image — une télégénie par la surprise, explication possible du terme « zap ». La manifestation, elle, emploie, prolonge et démultiplie sa faculté de déambulation ainsi que son aptitude à faire nombre — d’où l’homophonie « magnifestation », rare mais éclairante [7]. Laissons le lecteur rêver à d’autres analogies, à d’autres comparaisons, pourvu qu’il respecte la règle du jeu : caractériser une technique par ce qu’elle permet, c’est-à-dire par son efficace propre, inséparable du geste qu’elle prolonge et dont elle démultiplie la puissance.

Mais revenons un peu un arrière. Haudricourt disait : le travail, et les exigences, de la charrue. On sent bien en effet que le lien est réversible dès lors qu’on noue la technique à son emploi : c’est tout autant le geste qui éclaire la spécificité de l’instrument, que l’instrument qui entraîne, au sens strict, le geste. Prenons un marteau. Première observation, aucune chance d’en tirer quoi que ce soit s’il n’est pas pris par le manche. Deuxième observation, il est d’autant plus efficace qu’il est pris loin du fer (les physiciens appellent cela le moment ou le couple d’une force, proportionnel à la longueur du bras de levier), mais pas trop loin, auquel cas il s’échappe. Troisième observation, une fois lancé, il faudra des efforts supérieurs à l’effort initial pour suspendre le vol de l’engin. Quatrième observation, sans un minimum d’adresse, on rate le clou et on s’écrase le doigt. Conclusion(s) : il y a donc bien a) une inertie des techniques, qui imposent leur logique propre à leur utilisateur en même temps qu’elles augmentent sa puissance ; b) des savoir-faire inégaux, tributaires d’habitudes incorporées ou de l’absence d’habitude. Pour dérider son public, Mauss insistait déjà sur ce point : voir l’anecdote du bateau à vapeur. Haudricourt confirme. « Un emprunt technique est facilité lorsqu’il ne nécessite pas une nouvelle attitude corporelle. » Par exemple, au Soudan, les paysans « se courbent très bas pour travailler la terre avec des houes à manche court. Donnez-leur des outils à manche long, ils scieront ces manches. » De même, dans l’Aveyron, les faucheurs de prés mirent du temps à s’approprier la faux : « il leur a fallu toute une adaptation pour utiliser l’instrument avec des gestes qui ne leur étaient pas habituels (gestes plus courts, pas de demi-tour pour la fauche des prairies, arrêt du geste avant que la main soit vis-à-vis de la cuisse gauche). » Le corps n’est donc pas toujours prêt à donner ce que la technique exige. A rebours, la technique impose au corps des gestes auxquels il doit se plier, s’il veut plus de force.

Là encore, transposons. Primo, qu’une technique de lutte dicte son usage à ses utilisateurs en échange du supplément d’effet qu’elle leur donne, c’est la pétition qui l’illustre le plus simplement. Une pétition est par définition un texte « dont l’un des signataires au moins n’a pas participé à sa rédaction » [8]. Le texte dit « scélérat », vous préfériez « félon », mais vous voulez que la signature de Jean-Louis Aubert donne de la puissance à la vôtre : il faudra avaler « scélérat ». Deuxio, que la logique propre d’une technique, non seulement contraigne ses utilisateurs, mais risque de se retourner contre eux, ce sont sans doute la manifestation ou la grève qui le montrent le mieux, et par extension toutes les techniques dont l’efficace repose sur le nombre. Car quand on est moins de deux, une cessation collective de travail devient une absence, et l’organisation d’un piquet de grève très délicate. De même, le recours à la manifestation est déconseillé si vous êtes, disons, moins de cinq : il faut une personne à chaque extrémité de la banderole de tête, une autre qui distribue le tract, une quatrième qui lance les slogans, et au moins une qui ne fait rien d’autre que déambuler car sans elle, votre manif est un zap de rue, dont l’efficacité n’a pas clairement été démontrée. Cela signifie-t-il simplement qu’une technique a des effets pervers ? Pas exactement. Ce serait oublier que l’efficace de certaines techniques tient précisément à ce qu’elles lient les mains de leurs usagers. C’est par exemple le cas de la grève de la faim ou des actions contre les convois de déchets nucléaires : en cessant de m’alimenter ou en m’enchaînant aux rails, je laisse délibérément à mon adversaire l’entière initiative de la situation — il n’a pas d’autre choix alors que de satisfaire mes revendications ou d’être responsable de ma mort. Techniques à haut risque, il est vrai : Bobby Sands et Sébastien Briat les ont payées de leur vie [9]. Mais surtout, mettre dans la balance ses effets attendus et ses effets indésirables, son bien et son mal, les libérations qu’elle promet et les servitudes qu’elle inflige, ce serait oublier qu’une technique décuple les forces et force une utilisation, indissociablement, qu’elle accorde sa puissance dans l’exacte mesure de son inertie, et qu’elle tient cette double faculté d’un effet d’entraînement, crucial lorsqu’on s’intéresse aux techniques collectives et parmi elles aux techniques de mobilisation : il vient toujours un moment où celles-ci vous saisissent, vous portent et vous entraînent — c’est là toute leur grandeur.

C’est là aussi toute la difficulté d’une technologie. Conscient de l’ampleur de sa tâche, Haudricourt lançait un « appel à toutes les disciplines de recherche » : à l’archéologie, à la géographie, à l’ethnologie, à la linguistique, à l’ensemble des sciences humaines. Mais il lançait aussi, significativement, un « appel aux usagers et aux fabricants », dont le savoir — indispensable dès lors qu’on veut appuyer la technologie sur l’efficace des techniques, et celui-ci sur le geste qu’elles prolongent et exigent — peut s’avérer plus pertinent que les savoirs savants. Par exemple, « en France, lorsque les cultivateurs parlent d’araire ou de charrue, ils savent en général mieux ce dont il s’agit que certains enquêteurs qui les critiquent : dans tel travail sur l’agriculture du département de la Loire, le rapporteur s’applique à appeler une charrue : "une araire à versoir de métal sans avant-train", et il ajoute sur un ton que l’on sent à la fois étonné et réprobateur : "dans toute la région ces instruments sont appelés cependant des charrues." Les cultivateurs ont raison : ce sont des instruments dissymétriques et donc des charrues. » Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins : cette défense farouche des savoirs d’usage n’est pas un renoncement à la science. Pour faire l’histoire de la charrue de la préhistoire à nos jours dans tous les pays du monde, ou le tableau général de toutes les techniques du corps, il faut beaucoup d’amour de la science. Mais la technologie est une science qui aime l’art. Sous leur costume sombre et leur air grave, nos technologues dissimulent mal un éblouissement teinté d’envie devant les virtuoses, une tendresse probablement empathique pour les maladroits, l’espoir secret d’être utile, et la certitude que seul un savoir qui part des pratiques a des chances d’y retourner. Haudricourt, à un adversaire théorique : « en un mot, contrairement à P. Leser, il nous importera de chercher "ce qui intéresse le cultivateur". » Mauss, à son parterre de savants : « Je dois vous dire que j’ai eu la plus grande admiration pour les prestidigitateurs, les gymnastes, et je ne cesse pas de l’avoir. » Nous non plus.

Notes

[1Ce paragraphe prend quelques libertés avec les faits, mais pas avec les citations de Marcel Mauss. Voir « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, PUF, 2001 (1950).

[2Voir Guillaume Courty, « Barrer, filtrer, encombrer : les routiers et l’art de retenir ses semblables », Culture et conflits n°12, hiver 1993.

[3Sur la notion de répertoire d’action, voir Charles Tilly, La France conteste : de 1600 à nos jours, Fayard, 1986, et l’entretien ci-contre, et sur la notion de capital militant, le numéro 155 des Actes de la recherches en sciences sociales, déc. 2004.

[4Ces entrées sont piochées dans Morjane Baba, Guérilla Kit. Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes. Nouveau guide militant, La Découverte, 2003. Voir aussi Randy Shaw, The Activist’s Handbook, University of California Presse, 1996.

[5Toutes les citations qui suivent sont extraites de L’homme et la charrue à travers le monde, Gallimard, 1955, co-écrit avec Mariel J.-Brunhes Delamarre. Voir aussi A.-G. Haudricourt, La technologie, science humaine : recherches d’histoire et d’ethnologie des techniques, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987 (recueil de textes).

[6Voir André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, 1. Technique et langage, Albin Michel, 1964.

[7Sur le zap, voir Victoire Patouillard, « Une colère politique. I’usage du corps dans une situation exceptionnelle : le zap d’Act Up-Paris », Sociétés contemporaines n° 31, juillet 1998.

[8Sur la pétition, voir Jean-Gabriel Contamin, « Le mouvement des feuilles », entretien, Vacarme n° 19, printemps 2002.

[9Le 7 novembre 2004, Sébastien Briat, 21 ans, se trouve sur la voie ferrée lors d’une action contre les transports de matières nucléaires ; il est victime d’un accident mortel. Sur la grève de la faim, voir Johanna Siméant, « Brûler ses vaisseaux », entretien, Vacarme n° 18, hiver 2001. Sur le « pouvoir de se lier soi-même », voir Thomas Schelling, Stratégies du conflit, PUF, 1986 (1960).