Vacarme 47 / lignes

une nouvelle politique du secret renverser Machiavel

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Ce dernier texte clôt, ou au moins suspend, cette ligne sur la lutte des classes. Celle-ci fut initiée par les premières mesures du gouvernement Sarkozy en faveur des classes les plus favorisées et s’achève dans le grondement de la bataille de Guadeloupe et de Martinique. C’est bien. L’idée était de traverser les impuissances de la gauche post-marxiste pour montrer qu’il est absurde de prétendre dépasser la lutte des classes quand celle-ci n’est en vérité jamais inventée ni relancée par les classes dominées. Mais comment la repenser sans retomber dans les ornières du passé ? Une hypothèse : ni appliquer, ni oublier Machiavel, mais le renverser.

Dans les notes apocryphes de l’une de ses dernières interventions publiques (« Solitude de Machiavel »), Althusser écrit ceci : « Machiavel est sans doute avec Spinoza, qui le traite d’« actissimus », le plus profond philosophe de toute l’histoire de l’humanité ! » Pas Marx, donc, ni Rousseau, ni Lénine, ni Mao, et à peine un Spinoza ici un peu fantasmatique, mais Machiavel. Le penseur de la naissance de l’État moderne, des rapports de force constitutifs de la chose politique, de la guerre et de l’émancipation nationale. Le conseiller florentin aurait ainsi constitué les derniers mots d’un marxisme finissant ? En un sens, oui, tant, très au-delà d’Althusser, il y a en fait peu de marxistes, depuis l’opportunisme sans scrupule érigé en doctrine par Lénine, qui n’aient connu leur « moment Machiavel ». Et ce, bien que l’on ne puisse préjuger d’avance de l’inflexion politique propre que peut produire un tel retour à Machiavel : une lutte pour l’hégémonie culturelle et donc un rapprochement des formes de culture dominante comme chez Gramsci, une réorientation vers la social-démocratie comme chez Lefort, une apologie des multitudes en lutte comme chez Negri et Hardt, ou encore une réévaluation du populisme comme chez Laclau. Mais en un autre sens non, car nombre d’autres penseurs, pré ou post-marxistes, ont au contraire rejeté radicalement Machiavel dans les limbes : Deleuze, Guattari, Lyotard ou Derrida n’en parlaient quasiment jamais, Foucault le considérait comme un « penseur pré-moderne », Rancière semble chercher un rapport au peuple et à la démocratie définitivement dépouillé de toutes les formes machiavéliennes de « basse politique », mais tous tendent d’une manière ou d’une autre à partager le jugement de Michelet : le système machiavélien, centré sur le surgissement d’un unique virtuoso capable de sauver une République, de chasser les barbares ou d’émanciper un peuple, était avant tout une « politique du désespoir ».

On peut comprendre de plusieurs manières un tel retour comme un tel refus. La raison principale semble toutefois reposer sur les impasses de la théorie marxiste de la lutte de classes que le xxe siècle a mises au jour. Plus particulièrement, celle-ci était clivée entre deux perspectives en vérité inarticulables. D’un côté, du point de vue de la critique de l’économie politique, elle était sans mains, puisque conduisant à analyser toute réforme dans le champ économique comme un moyen pour la classe dominante de maintenir sa domination, et donc aboutissant à une forme de messianisme pré-politique voué à l’échec ou à la flamboyance morale. Et de l’autre, du point de vue de l’organisation concrète de la lutte de classe, elle avait conduit à une sorte de machiavélisme brutal, vidé peu à peu de tout contenu : si Marx, en forgeant ses concepts d’« avant-garde du parti » et de « dictature du prolétariat », pensait sans doute à Machiavel, et notamment à sa défense dans les Discours de l’élection pour dix ans d’un « dictateur » seul apte à sauver les institutions d’une République corrompue, les communismes réels allaient se charger de faire de ce « machiavélisme » un voile pudique jeté sur les horreurs de totalitarismes inédits. Dès lors, par contrecoup, on comprend que les théories politiques « de gauche » aient fini par se fracturer suivant une ligne, moins apparente mais peut-être en vérité plus profonde, et plus ancienne (aussi ancienne que Machiavel), que les clivages traditionnels entre radicaux et modérés, révolutionnaires et réformistes, utopistes et réalistes. D’un côté, ceux qui, contre tout économisme, souhaitaient avec Machiavel, et contre le Marx économiste, restaurer la primauté du geste et du combat proprement politiques ; de l’autre, ceux qui, pour se prémunir de tout risque de pactiser à nouveau avec les horreurs du passé et donc contre Machiavel, préférait se réfugier dans une sorte de politique de l’infra-politique : politique du désir, politique de l’amitié, politique des minorités, politique de l’événement, politique de l’art ou de la littérature, politique du savoir.

Le problème d’un tel clivage, jamais pleinement assumé et explicité, est qu’il conduisait, bien que pour des raisons inverses, à un commun abandon du concept de luttes de classes. Pour les anti-machiavéliens, la notion de « lutte de classes » apparaissait en effet bien trop grossière : il fallait prendre en compte des déterminations bien plus fines (raciales, culturelles, esthétiques, subjectives). Pour les « néo-machiavéliens », si l’on peut dire tant ils n’ont jamais formé école, cette notion apparaissait au contraire, et paradoxalement, comme encore trop fine et trop déterminée : à tout prendre, il valait encore mieux revenir aux notions bien plus floues de peuple et d’opprimés qui, par leur abstraction même, étaient bien plus aptes à nommer et à unifier des luttes politiques réelles qui n’étaient jamais exclusivement des luttes de classe. Or, ce double abandon de l’idée de lutte de classe a eu un coût terrible : il a laissé la résistance théorique pratiquement sans armes, sinon morales ou religieuses, devant les nouvelles offensives menées par les politiques néolibérales à partir de la fin des années 1970.

Car ce n’était pas en tant que « libérales » en général que ces politiques étaient odieuses : après tout les piliers de l’État Providence qu’elles prétendaient abattre s’étaient édifiés eux-mêmes dans un cadre libéral, et, à la rigueur, même le marxisme comme théorie de l’émancipation de l’humanité était l’enfant du projet libéral des Lumières. Car ce n’était pas non plus, à rigoureusement parler, en tant que capitalisme exacerbé que ces politiques pouvaient être attaquées, tant (et on le découvre de plus en plus aujourd’hui) elles fonctionnaient en un sens à l’envers de toutes les justifications traditionnelles du capitalisme, garantissant les revenus du capital et précarisant l’emploi, plongeant des franges entières de population hors des marchés de l’emploi, de l’éducation ou de la santé, instituant partout et de manière volontariste un ordre marchand au lieu d’un laisser-faire au nom d’un ordre spontané. Et car ce n’était même pas pour des raisons purement théoriques qu’on pouvait combattre sérieusement le néolibéralisme, tant, au moins en théorie, on peut très bien concevoir un néolibéralisme résolument progressiste (soutenant un revenu minimum garanti permettant à tous un libre accès au marché, instituant des droits de transmission maximum pour mieux redistribuer les cartes entre chaque génération, assurant une défense des salariés justement en tant que « capital humain », etc.). Il y avait et il y a en vérité une seule raison de trouver ces politiques insupportables : en tant qu’elles ont été mises au service d’une politique de classe radicale, et même en un sens presque inédit depuis trois siècles, visant à détruire toute forme d’entraide, de solidarité et même de pensée propre au sein des classes les plus défavorisées. Or, cette raison, c’était justement la seule que les anti- ou néo-machiavéliens ne pouvaient plus nommer, ni penser. Certes, nul ne peut leur jeter la pierre : s’ils l’avaient tenté, qui aurait pu seulement les entendre et ne pas laisser leurs voix se confondre avec le râle d’un marxisme-léninisme agonisant ? Mais force est au moins de le constater.

Il est donc nécessaire pour penser aujourd’hui et demain de revenir à cette idée de lutte de classes. Mais comment ? Ni en revenant à Machiavel, ni en l’oubliant, mais en renversant terme à terme sa politique du secret. C’est en tout cas l’hypothèse que nous aimerions ici esquisser. Car renverser n’est ni détruire ni reprendre, c’est demeurer proche de ce qu’on renverse, mais en lui faisant produire un sens inédit. En particulier, il faudrait pouvoir renverser l’axe central de la politique machiavélienne : contre le modèle du prince et de la guerre de conquête, privilégier le modèle du témoignage et de la guerre défensive. Et après cela, comprendre, peut-être, que la lutte des classes est justement ce qui doit être mis au secret dès qu’on s’aventure dans le champ de la politique.

témoigner de la lutte de classe originelle

Revenir de Marx à Machiavel relève presque toujours du même symptôme : prendre acte du renversement du rapport de forces entre le capital et le travail sur le plan économique comme de l’extinction progressive des « forces révolutionnaires » sur le plan politique, et chercher coûte que coûte à reprendre la main, en se focalisant non plus sur les tendances longues de l’Histoire qui apparaissent maintenant défavorables, mais sur la capacité anhistorique des hommes à en inverser le cours. La politique devient alors essentiellement affaire, non plus de lutte des classes, mais de lutte de personnes capables de mener cette lutte vers la victoire. « La multitude sans chef est impuissante » dit Machiavel, et donc la vraie question serait : quel chef, qu’il soit prince, tribun, général ou dictateur, peut avoir assez de courage, de détermination, de ruse, de cruauté, pour retourner le sens même de l’Histoire ?

Raisonner toutefois ainsi, c’est oublier la logique première de la lutte des classes telle que Machiavel lui-même la concevait, à savoir que l’initiative, la relance et les désastres de cette lutte ne sont pas et ne peuvent pas être du côté des dominés. Au chapitre ix du Prince, Machiavel pose en effet la division première de toute cité en raison de deux « humeurs » ou « désirs » antagoniques, celui du peuple et celui des grands : « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, tandis que les grands désirent commander et opprimer le peuple. » Or, ce qui est essentiel ici, c’est justement cette dissymétrie des désirs qui n’est pas réductible à un antagonisme ordinaire, donc à un simple conflit d’intérêts : si tous les hommes sont « méchants », ils ne le sont pas à parts égales, les grands ou la noblesse le sont par nature bien davantage que les autres car leur désir vise leur bien particulier tandis que le désir du peuple vise par nécessité un « bien » universel — la liberté de tous identifiée à leur sécurité. Et Machiavel de préciser plus encore cette idée au chapitre V du premier livre des Discours :

« Le plus souvent, [les troubles] sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. Il y a plus : leur comportement incorrect et ambitieux allume, dans le coeur de ceux qui n’ont rien, l’envie de posséder, soit pour se venger d’eux en les dépouillant, soit pour pouvoir eux aussi atteindre aux richesses et aux charges dont ils voient faire un mauvais usage. »

Machiavel fonde la dissymétrie première de la lutte des classes par un triple argument : 1. parce que « l’envie », ce poison destructeur des cités, n’est pas l’apanage des démunis : elle est autant nourrie par la peur de perdre que par le désir d’acquérir, étant entendu qu’il n’y a jamais de conservatisme authentique puisque le désir de conserver dans un monde incertain s’exprime toujours comme désir d’en avoir toujours plus ; 2. parce qu’étant plus puissants, les grands peuvent toujours susciter des violences plus graves — il ne faut pas confondre, précisait-il au chapitre précédent, « les rumeurs et les cris » produits par la plèbe et les vrais troubles produits par les grands ; 3. s’il est vrai qu’il y a aussi de l’envie chez les opprimés, et donc de la haine de classe, cette gangrène de tout lien social, celle-ci provient en vérité de l’exemple calamiteux des grands — le désir de posséder et d’en avoir plus que sa part n’est pas inné, mais il est contagieux. Et il est à parier que Marx et Engels s’en sont souvenus quand, au début du Manifeste, ils commencent leur liste des formes historiques de lutte des classes à chaque fois par les oppresseurs et non par les opprimés : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, etc. ». La lutte des classes est toujours allumée économiquement, politiquement et psychologiquement par la classe dominante.

Le problème est que Machiavel passe très vite sur cette théorie juste mais somme toute sommaire des « humeurs » sociales pour en venir à la seule question qui l’intéresse, celle de l’usage politique qu’on en peut tirer : le prince doit-il s’appuyer davantage sur le peuple ou sur les grands ? ou, dans les Discours, à qui, aux grands ou au peuple, doit-on confier la garde de la liberté dans une République ? Et, dans leurs écrits politiques, Marx et Engels suivront en un sens son exemple, s’attachant moins à la légitimité de ce conflit originel qu’à son résultat : « la transformation révolutionnaire de la société » par le supposé triomphe des dominés, ou « la ruine des diverses classes en lutte ». Or, en suivant cette pente, ils inversent complètement le sens de la lutte des classes : ce n’est plus une guerre défensive qui en vérité n’est même pas une guerre, seulement un conflit essentiellement théâtralisé où chacun cherche à duper l’autre, mais une guerre offensive et nationale qui homogénéise grands et peuples dans un combat commun, éteignant la lutte de classes par l’unité artificielle que permet une telle sorte de guerre ; ce ne sont plus deux humeurs dissymétriques qui s’opposent, mais deux intérêts antagonistes et en vérité de même nature, « classe contre classe » ; et il ne s’agit donc plus en vérité d’une lutte des grands et du peuple, mais d’une lutte de deux camps, ayant chacun ses grands et sa multitude.

Dès lors, si l’on veut sauver le sens de la lutte des classes, c’est à ce point fondamental qu’il faut renverser Machiavel. Car l’enjeu propre d’une telle lutte ne peut pas être politique au sens ancien, c’est-à-dire soucieuse de l’organisation de la Cité ou de la société, fut-ce par des moyens « immoraux » : il est d’abord de défendre le peuple ou la multitude contre la rapacité insatiable des grands ou des possédants. C’est donc une lutte qui vaut par sa désorganisation même, par sa pluralité même, et par l’absence même de buts de guerre définis et précis. De ce point de vue, ce ne sont plus les figures du prince ou du tribun qui doivent être prévalentes, mais celle du témoin. Il faut témoigner de la lutte des classes comme l’ont fait en un sens Machiavel, mais comme en passant, et Marx et Engels, mais dans leurs écrits économiques et non dans ceux politiques et historiques. Dès lors, ils ont perdu le sens du témoignage puisqu’ils en ont empêché les recoupements : les textes théoriques témoignent du sens initial de la lutte (exploitation et oppression), quand les textes historiques témoignent d’échecs répétés et les textes politiques de promesses formidables. Or, il faudrait témoigner de la lutte des classes (menée par les oppresseurs) et de la lutte de classe (menée par les opprimés) en un seul sens, en montrant son caractère univoque et indépassable, dès qu’on la saisit à son origine : une lutte en deçà de toute victoire et de toute défaite, en deçà de toute subsomption dans un grand récit eschatologique comme en deçà de toute dispersion dans une prolifération inarticulable de « petits récits », une lutte qui n’est donc pas une guerre, ni un appel à la violence, ni même un appel tout court, mais une série d’actes de résistance, tantôt brutaux, tantôt rusés, tantôt patients, tantôt impatients, mais toujours produits dans une seule histoire, sans fin (la lutte finale ou le grand soir) et sans commencement (la Révolution française).

« Témoigner » pourrait ainsi s’entendre en quatre sens : 1. témoigner de son sens originel, c’est-à-dire témoigner du fait que la lutte des classes est toujours initiée par les dominants ; 2. témoigner de la virtu originelle des peuples en lutte, c’est-à-dire témoigner des formes de force, de ruse, et d’institution dont ils sont capables ; 3. témoigner de sa légitimité originelle, c’est-à-dire témoigner du fait que celle-ci est originellement toujours une lutte pour le bien commun, et non une lutte particulière et corporatiste, bien que ce soit dans la singularité de ses luttes que la lutte de classe exprime son universalité, et non dans ses visées générales ; 4. enfin témoigner du caractère essentiellement pacifique des troubles populaires, c’est-à-dire témoigner de ce que les violences commises par le peuple sont presque toujours sans commune mesure avec celles qu’il subit tandis que les violences commises au nom du peuple ou au nom de la « défense de la société » ne sont pratiquement jamais le fait des plus démunis mais justement des Machiavel à courte vue de la lutte de classe (en termes marxistes : des fractions de classe dominées de la classe dominante).

une politique du secret

Cette figure du témoin n’est toutefois pas nouvelle. C’est même celle dont ont usé la plupart des penseurs d’après-guerre pour sortir du marxisme : fatigués de se perdre à espérer des événements qui finissaient toujours mal, il s’agissait de réduire la pensée politique à un acte de témoignage du supra-politique, c’est-à-dire des moments où la politique passe dans la folie et l’indicible (témoigner de l’indicible d’Auschwitz ou de la Kolyma), ou de l’infra-politique, c’est-à-dire de tous ces actes anonymes et singuliers par lesquels les opprimés de tout bord parviennent vaille que vaille à résister à toutes les formes d’oppression, d’exploitation, d’humiliation. Mais tout se renverse là encore si justement ce témoignage ne porte plus au-delà ou en deçà de la politique au sens moderne, c’est-à-dire au-delà ou en deçà de la lutte des classes. Car témoigner de la lutte des classes et des luttes de classe devient acte politique par excellence, mais au sens moderne du terme : non plus une science du pouvoir, ni une science du meilleur régime politique possible, mais une inlassable reprise de la lutte des hommes du commun pour assurer l’amélioration de leurs conditions de vie sans viser ni à prendre le pouvoir, ni à le supprimer. Dire, décrire, rapporter, fabuler la lutte des classes aujourd’hui n’est pas nécessairement l’inscrire dans une nostalgie ou dans une forme laïque de théodicée. Il n’y a rien à regretter des combats du passé, et rien à justifier des horreurs auxquelles ils ont pu conduire. C’est simplement continuer à faire de la politique au sens moderne du terme.

Dans cette perspective, il s’agit donc de renverser Machiavel tout en en restant tout proche, donc en rompant aussi bien avec tous ceux qui ont crû devoir l’oublier. Car son intuition initiale était juste, même s’il l’a négligée, très vite emporté qu’il était par des soucis patriotiques d’un autre ordre : celui de Florence ou de l’Italie tout entière. Et cette intuition, c’était celle-ci : les luttes advenant entre nobles et plèbe, comme entre possédants et démunis, ont des « effets heureux », de bonnes institutions et de bonnes lois. Pourquoi ? Parce que ces luttes sont justement des luttes entre l’universel et le particulier et s’expriment donc dans la médiation par excellence entre les deux, c’est-à-dire le droit ou les lois. La lutte de classes est d’abord et essentiellement une lutte pour le droit et par le droit, ce dont témoigneront, en un sens contre leur propre théorie du droit, Marx et Engels, notamment dans les appendices du livre i du Capital, en montrant que la lutte de classe n’a connu de succès que dans et par le droit et les institutions : réduction progressive de la journée légale de travail, interdiction progressive du travail des enfants, institution de sociétés d’assistance mutuelle, etc. Dès lors, l’enjeu principal de toute politique moderne apparaît clairement : faire de la lutte des classes non plus le moteur de l’histoire en général, mais le moteur du libéralisme. Car le libéralisme désigne apparemment un projet de société dans laquelle l’ensemble des conflits se résout non par la violence, mais par le droit. Or, penser la lutte de classes dans le libéralisme oblige à penser le libéralisme de deux manières nouvelles en distinguant non plus entre libéralisme et néolibéralisme, ou entre un libéralisme sauvage et un libéralisme régulé et social, mais entre un libéralisme statique et idéologique qui interdit d’avance toute manifestation de violence, et un libéralisme dynamique et vivant qui sait transmuer la violence réelle, mais faible, des dominés en droits nouveaux.

N’est-ce pas là toutefois viser encore à la quadrature du cercle puisque, de fait, la lutte de classe tend sans cesse à nier le droit, ou au moins à en montrer l’impuissance et le formalisme ? Non, c’est simplement viser à mettre au secret, non plus les buts inavouables de l’État comme chez Machiavel, mais les buts parfaitement avouables en vérité, mais sans mains politiquement, de la lutte de classe livrée à son immédiateté. Et il faut ici entendre « mettre au secret » aux deux sens du terme : au sens commun de taire et de dissimuler, parce qu’aucun parti des classes dominées ne peut triompher dans une société libérale où chacun est appelé à s’identifier non à sa classe mais à la classe qui lui est immédiatement supérieure ; et au sens étymologique de secretum, c’est-à-dire séparer, mettre à part, puisque aucune lutte de classe ne peut se reconnaître dans un parti ou un mouvement qui, politique au sens ancien, ne peut viser qu’à la réconcilier avec ce qu’elle combat. Autrement dit, inscrire la lutte de classes dans le libéralisme c’est admettre qu’une telle lutte ne peut vivre et perdurer qu’à accepter de s’auto-limiter, et plus précisément non plus à se cacher, dans tous ses relais directement politiques, sous les figures du bien commun, mais à s’y défaire. Autrement dit encore, la lutte de classes ne peut pas s’identifier à ses victoires ni à ses représentants. Il faut donc que ses acteurs soient radicalement distincts de ceux qui manifestent la politique en régime libéral : les représentants politiques, les juges, les délégués syndicaux. La lutte de classe doit passer en dessous, plus secrètement, dans ses témoins directs, qu’ils soient militants, écrivains, ou théoriciens. En termes concrets : il ne saurait y avoir de « parti » de la lutte de classes (parti communiste, anti-libéral ou anti-capitaliste). Celle-ci est par essence sans parti, sans représentant, sans nom, et doit donc sans cesse, non s’organiser, mais se manifester principiellement tout en s’associant concrètement avec les (non)-représentants qui, dans le champ politique au sens ancien, lui seront le moins nuisibles.

Mais n’est-ce pas alors vouer la lutte de classes à être sans cesse trahie par ceux-là mêmes en qui ses acteurs immédiats avaient placé toute leur confiance ? Oui, cette fois absolument oui. La lutte de classe n’a de sens qu’à être ultimement trahie au nom de l’exigence ultime de paix sociale. Elle n’a de sens qu’à s’articuler aux acteurs d’un jeu libéral qui par définition la nie ou la trahit sans cesse. Mais ce n’est pas un mal. Et les vrais acteurs des luttes de classe de demain seront peut-être justement ceux qui auront su en finir avec la hantise de la trahison et des socio-traîtres, qui, suivant la définition lacanienne du héros tragique, sauront apprendre à « être trahis impunément ». Car c’est seulement entre la confiance accordée et sa trahison qu’il est toujours possible de glaner quelques droits nouveaux. Et c’est là en vérité le seul but d’une lutte de classe sempiternelle et définitivement dé-théologisée.