Vacarme 73 / cahier

la fin du film

par

Depuis le début de son essai d’écrire sur la fugue, Xavier Person en revient toujours à la fin des 400 coups. Il tente pour clore sa série [1] dans Vacarme de réfléchir à ce que représente la fin d’un film.

l’échec du projet

Hier, dimanche 3 mai 2015, peu après le départ du train qui de Nice nous ramenait à Paris, un jeune homme soudain fit irruption dans le compartiment désert où nous nous tenions, pour aussitôt se jeter sous un porte bagage, aussitôt s’y glisser, s’y replier, tel un animal traqué, peu visible sous sa parka noire, son visage enfoui, immobile au point de pouvoir être confondu avec un bagage, mais que le contrôleur ne fut pas long à débusquer, sans que nous ne puissions rien faire, impuissants et honteux, gênés, incapables de réagir autrement qu’en parlant peu après avec ce dernier, qui sur un ton commercial nous rassura, il n’y avait pas à s’inquiéter, c’était malheureusement devenu monnaie courante, pour lui et ses collègues, que de remettre ces jeunes migrants à la police. Il nous fallait passer un bon voyage.

Hier, à observer depuis le train la mer anormalement pâle sous un ciel brumeux, dans une lueur opaque, étouffante, dans cette brume blanche où tout se confondait, alors qu’avec M. nous parlions de notre gêne, notre tristesse, alors qu’à notre fils nous tentions d’expliquer le cauchemar de ceux qui, poussés par la guerre, la destruction et la peur, tentaient de fuir, alors que maladroitement nous tentions de poser des mots sur notre lâcheté, notre gêne, j’en revenais malgré moi aux quelques pages que je venais d’écrire sur la fugue, dont je mesurais l’indécence, l’inanité. Hier, dans ce train, j’avais à peine vu le visage de cet homme, alors qu’il sortait de sa cachette, sans trop oser le regarder, le regardant cependant, mais à peine, dans un réflexe de lâche indifférence. J’avais entr’aperçu son regard sans le voir vraiment et qu’aurais-je bien pu y voir, à quoi eût-il servi d’y voir quoi que ce soit ? Je regardais cet homme au visage, le peu de temps que je le pus, un trop bref instant, c’est tout ce que je pus faire, le temps de ne rien voir ou presque, le temps de ne rien oser, aucun geste. Je vis à peine un visage à cet homme et qu’est-ce que cela peut faire ? Je ne suis pas certain que nos regards se soient croisés, je ne crois pas avoir vu son regard et qu’aurais-je bien pu y voir, de si loin qu’il ait pu me voir, si tant est qu’il ait rien pu voir alors, dans sa panique, sa fatigue, sa détresse, sa colère. Je ne vis rien, à peu près rien dans le regard de cet homme, je lui vis à peine un regard, je n’ai rien à écrire du regard de cet homme, je mesure, aujourd’hui, pensant à sa fuite, l’indécence de mon projet d’écrire sur la fugue, sa dérision, je pensais hier à cet homme et quoi écrire, pourquoi continuer d’écrire sinon pour constater l’inutilité de mon entreprise, sinon pour tenter d’en penser l’échec, et l’affirmer, dans l’absurde, l’inacceptable espoir que surgisse un espoir, à partir de là ?

tourner le dos

Le jeune fugueur à la fin des 400 coups se retourne face caméra. Le film s’arrête sur son regard, il se retourne sur lui-même pour se regarder, pour que nous le regardions pour ce qu’il est, juste un film dont nous voyons la limite puisqu’il n’était qu’un film, puisque la fugue à la fin où pouvait-elle nous conduire, sur quoi allait-elle déboucher ? Antoine allait s’en sortir, on l’espérait sans trop y croire, on voulait quand même y croire même si c’était sans espoir, il s’était échappé de la maison de redressement, de son enfance sans amour, qui n’avait pas commencé et déjà finissait, menaçait de si mal finir : alors qu’on allait atteindre on ne sait quoi au juste, un point de vue plus large sur sa vie, une amplitude de vue, quelque horizon, alors qu’il atteint la mer et court parmi l’écume Antoine se retourne et c’est nous qui pourrions alors entrer dans le film, c’est dans notre direction qu’il regarde, mais sans nous voir, c’est vers le vide où nous sommes qu’il semble regarder et que voit-il ?

Le regard tourné vers la caméra désigne le regard de celui qui filme aussi bien, le film regarde vers ce regard. Il regarde la fin du film, c’est cela qu’il voit, cette obligation pour un film de finir, d’en finir avec ce qui n’allait pas finir, le temps que dure le film, ce temps hors du temps. Le regard tourné vers nous à la fin du film fait comme un rêve dont on se réveillerait, dont on saurait qu’il n’était qu’un rêve et qui pour cela même nous regarde. Comme dans les Ménines de Velasquez, tel que l’analyse Foucault, nous autres spectateurs nous sommes en trop à ce moment, au moment de ce face à face du cinéaste avec son film, de cet échange de regard nous sommes exclus en même temps que saisis soudain, invités soudain à entrer dans cet échange. Comme le peintre représenté sur le tableau, le fugueur, et le cinéaste avec lui, fixent l’endroit où nous sommes. Comme dans ce tableau qui au premier plan nous montre le dos tourné d’une toile que seuls le peintre et ses visiteurs peuvent voir, le film regarde vers ce qu’on ne peut pas voir à la fin, il ne voit que cela et nous aussi.

Le fugueur se tourne vers nous et que voyons-nous ? Le peintre regarde hors de la toile que nous regardons, loin devant lui, il cherche à voir le sujet de sa toile. Velasquez, on le sait, s’est représenté dans son atelier, ou dans un salon de l’Escurial, en train de peindre le couple royal qu’il peut voir devant lui, mais que nous ne voyons pas, que nous ne voyons que reflété dans le miroir au fond du tableau. Les spectateurs à la fin du film regardent une image qui les regarde. « Vus ou voyants ? », demande Foucault. Notre invisibilité, dit-il, est rendue visible dans une image que nous ne pouvons pas voir. « C’est que peut-être, propose-t-il, en ce tableau comme en toute représentation, dont il est pour ainsi dire l’essence manifestée, l’invisibilité profonde de ce qu’on voit est solidaire de l’invisibilité de celui qui voit. » C’est sans doute à partir de ce vertige qu’il nous faut partir, nous retournant à la fin du film, ne tournant le dos au film que pour mieux regarder devant nous, loin devant nous, qui aussi bien est en arrière de nous, où on ne sait rien voir.

Cherchant à voir la musique dans une peinture on se demandera ce qu’on cherche à tenter d’écrire sur la fugue sinon à faire plus qu’écrire, à écrire plus.

la couleur d’une fugue

Description si précise et détaillée qu’elle donne à voir l’objet de sa description, puis représentation verbale d’une œuvre d’art avant de désigner la manière dont l’acte créateur se représente à lui-même, à même l’œuvre qui alors se retourne sur elle-même pour se laisser désigner, la figure de l’ekphrasis pourra nous aider à avancer, à partir de son sens premier, qui est d’expliquer jusqu’au bout, de décrire le plus avant possible, pousser une expérience artistique jusqu’à son point limite. Décrire la fugue à la fin du film, alors que le film fait retour sur lui-même et se rêve pure musicalité, écrire alors est-ce encore écrire, ne pourrait-ce être qu’écrire, dans ce seul retour de l’écriture sur elle-même ?

Mais une fugue est une fugue, nous rappelle Pierre Boulez, à propos de Fugue rouge, un tableau de Klee. Si cette toile, admet-il, peut bien évoquer une fugue, par la manière qu’elle a d’accentuer les retours, les répétitions et les variations, elle n’en laisse pas moins dubitatif le musicien, qui cherche à y voir sa forme contraignante. Si on considère avec lui que celle-ci comporte un sujet et un contre-sujet, « le plan tonal consistant en une exposition sujet-réponse allant de la tonique à la dominante », inscrire le mot « fugue » en dessous d’une toile ne saurait suffire. Encore faudra-t-il voir comment le peintre interprète cette forme, qui tient en une figure principale et une figure secondaire se poursuivant en différentes configurations, culminant, précise-t-il, en combinaisons très serrées.

Faire d’un film une fugue, n’est-ce pas, cherchant à sortir d’un régime de représentation pour faire signe vers un autre, tenter de le pousser à bout, jusqu’au bout ? Lors d’une de ses escapades, le jeune fugueur des 400 coups, dont on a appris qu’il vouait un culte à Balzac, ne trouve pour s’en sortir qu’à voler une machine à écrire qu’il espère revendre et c’est un peu tout le film qui ainsi, s’essayant à la fugue, se retourne sur lui-même pour se retrouver face à l’écriture littéraire et son échec (embarrassé par ce butin, Antoine qui a dérobé cette encombrante machine au bureau de son père l’y rapporte, ce qui précipitera sa fin et celle du film).

Observant dans le tableau de Klee cette superposition, cette oscillation des couleurs en quoi consiste chaque motif, cette abstraction vibrante des formes énigmatiques, semblables un peu à des nuages rouges dans un ciel noir, dont la nature ne tiendrait qu’à cette vibration, cherchant à voir la musique dans une peinture on se demandera ce qu’on cherche à tenter d’écrire sur la fugue sinon à faire plus qu’écrire, à écrire plus.
Que puis-je penser et dire à cet instant du dénouement, à la fin du film, par quoi ce qui se tenait serré se défait et s’ouvre à quoi, alors que les combinaisons se desserrent ? Qu’aurai-je appris en regardant ce film, que j’ignore encore, que je ne sais pas voir ?

plus rien ne pouvait arriver

Dora Bruder, imagine Modiano, aura peut-être assisté un dimanche à une séance de Premier rendez-vous, un des films tournés depuis le début de l’Occupation. Peut-être aura-t-elle trouvé l’idée de sa fugue dans cette aimable comédie, où une jeune fille de son âge s’échappe d’un pensionnat semblable au sien. Cherchant à y voir quelques détails de la vie de son personnage, le narrateur avoue ressentir une émotion étrange et un malaise face à ce film, qui venaient de sa luminosité, du grain de sa pellicule : « Un voile semblait recouvrir toutes les images, accentuait les contrastes et parfois les effaçait, dans une blancheur boréale. » Regardant cette lumière « à la fois trop claire et trop sombre », qui altère jusqu’au timbre des voix, il comprend que ce sont les regards des spectateurs qui par une sorte de processus chimique auraient imprégné ce film jusqu’à en modifier la substance — spectateurs qui, le temps d’une séance, avaient oublié la guerre et ses dangers auxquels un grand nombre n’allaient pas échapper, un bref instant échappés au temps, durant lequel « plus rien ne pouvait arriver. » C’est l’empreinte du regard de Dora qu’on pourrait voir en regardant ce film, ce qu’elle y put voir, pendant ce court répit.

Antoine va lui aussi au cinéma, il ne semble d’abord avoir fugué que pour ça, sans qu’on voie ce qu’il voit, sans qu’on voie autre chose que son regard fixé sur ce que nous ne voyons pas. Il s’y rend aussi avec ses parents et c’est un tel bonheur, dans cette séquence où tous les trois, comme enivrés, sortent du Gaumont Palace où se jouait Paris nous appartient, tout à cette euphorie alors, à la joie de commenter ce qu’ils viennent de voir, que nous ne voyons pas plus. Ces moments nous placent face à une double invisibilité, la nôtre et celle du film que nous ne voyons pas dans le film que nous regardons. Que nous montre Les 400 coups sinon le cinéma lui-même, sa puissance et son échec, tant il est difficile de finir un film, de lui trouver une issue, de n’y pas pouvoir vivre toujours ? Que nous montre-t-il sinon cette difficulté à finir ce rêve où on aurait aimé vivre plus longtemps, à l’abri du temps ?

Les derniers intertitres du cinéma muet

La musique qu’on recommence d’entendre après cette longue séquence muette, quasi muette, où Antoine ne fait que courir, cette musique légère, sautillante et souriante, qu’on entend à nouveau au moment où il s’élance sur la plage, elle se fait vraiment entendre, cette musique qu’on écoute alors pour de bon, sur la dernière image arrêtée, on n’entend plus qu’elle alors et le film s’est arrêté sur le visage d’Antoine, comme s’il n’aboutissait qu’à ce pur instant musical, à cette seule musique.

Cette séquence muette durant laquelle Antoine s’abandonne à sa course, dans une légèreté et une grâce, cette intensité silencieuse de son geste pour courir pourrait faire penser à ce qu’écrivait Benjamin de Chaplin, pour qui le cinéma muet aurait été comme un « très court répit » au cours duquel, obligé de renoncer à faire parler ses personnages, il avait pu atteindre cette condensation de l’expression qui était tout son art. Disparaissant à la fin de cette période du cinéma, Kafka que Benjamin compare à Chaplin allait selon lui inscrire ses textes dans un même « délai de Grâce ». Lesquels, en cela, pourraient être lus, c’est son idée géniale, comme « les derniers intertitres pour films muets. » Cette intuition, Adorno la reprendra pour la développer dans une lettre à Benjamin : « l’ambiguïté du geste en eux, écrit-il à propos des derniers textes de Kafka, est celle entre la chute dans le mutisme (avec la destruction du langage) et l’élévation à partir de lui vers la musique. »

La nouvelle intitulée « Recherches d’un chien » vient éclairer cette idée, qui décrit une étrange bande de chiens muets faisant de la musique. « Ils ne parlaient pas, y lit-on, ils ne chantaient pas, ils se taisaient presque tout le temps avec une sorte de terrible obstination ; mais du néant ils faisaient miraculeusement surgir la musique. » Ce surgissement musical est chez Kafka le gage d’une échappatoire, c’est Benjamin qui l’affirme, citant « Joséphine la cantatrice » et son sifflement, ce chant non chanté que le peuple adorait pour sa ténuité même, son indiscernabilité, cette nullité d’un sifflement qui était moins qu’un sifflement et qui pourtant se transmuait, pour ses admirateurs, en une sorte de chant miraculeux. Ce ne sont pas seulement aux sifflements de Charlot ayant avalé un sifflet que nous pensons alors, par quoi celui-ci révèle dans Les Lumières de la ville le scandale de sa présence hoquetante : écoutons plutôt ceux par lesquels le surveillant qui court après Antoine entend le rappeler à lui, écoutons ce sifflement strident, menaçant d’abord, qu’on n’entend plus que de loin en loin, qui finalement s’éloigne, après que le fugitif a échappé à sa poursuite, qui s’amenuise alors et dans sa ténuité se transmue, on pourrait dire cela, dans le chant d’un oiseau qu’on entend seul alors, dans ce silence où ne se fait entendre que ce chant si mince, mais guilleret, au moment de la course d’Antoine, avant que ne se déclenche la musique à la fin, qui de ce chant amplifie le thème.

une cloche sonne trop fort

Le seul espoir de Joseph K. ne sera jamais que de différer l’instant du procès, retarder le moment du jugement, obtenir un ajournement est tout ce qu’il peut attendre. Qu’ils restent inachevés, relève Benjamin, est la véritable grâce de ses livres, qui ne réside jamais que dans ce délai qu’ils se donnent, dans ce retard. Il n’y a de même pas d’autre espoir à la fugue que la fugue même, nul au-delà à son geste, pas de dernier mot à ma phrase (pas d’autre mot à la fin que mutus, dirait Lacan, qui veut dire « muet »). C’est seulement dans un geste, à l’instant de ce geste, même s’il est sans avenir, qu’une certaine grâce se laisse atteindre, dans cette suspension.

Toujours un peu disproportionnés, les gestes chez Kafka, note Benjamin, sont semblables à une cloche qui sonnerait trop fort, « trop soutenus par rapport à leur environnement habituel qu’ils débordent pour accéder à un environnement plus vaste. » Un ciel, dit-il aussi, s’ouvre derrière chaque geste et comment alors ne pas penser à ce moment où la caméra abandonne le fugueur à sa course pour balayer l’horizon vide de la mer, pour ne rien montrer que le large sur l’horizon et un ciel, le temps de perdre le coureur et de le retrouver qui finalement court sur la plage ?

Dans une conversation que rapporte Benjamin, Kafka et Max Brod évoquaient la catastrophe qui s’annonçait en Europe. « Il y aurait donc de l’espoir en dehors de ce monde et de la forme sous laquelle il se manifeste à nous ? », interrogeait ce dernier, à quoi répondait le premier dans un sourire : « Ah, assez d’espoir, une quantité infinie d’espoir — mais pas pour nous. » L’absence d’espoir est à l’origine d’une certaine forme d’allégresse, chez Kafka. Elle se manifeste, c’est ce que relève Benjamin, chez ses personnages les plus étranges, chez les fous ou les aides, « les inachevés ou les maladroits », qui ayant réussi à échapper au cercle familial s’activent dans un espace mal défini et quotidien, où « des moyens insuffisants, voire enfantins, peuvent contribuer au salut. » Où les gestes les plus indéchiffrables, les plus improbables, autant que des cloches qui sonneraient trop forts, en leur absence d’issue même trouvent leur beauté.
Saurons-nous considérer la fugue à la fin du film comme Benjamin lit Kafka, sans lui chercher un sens, dans ce suspens du sens, ce seul retard, ce délai qui est son seul espoir ? C’est à partir, on le sait, de ce qu’il y a d’inaccompli dans le présent que Benjamin propose de remonter vers l’origine oubliée de cet inaccomplissement, pour à partir de là se tourner vers un futur. C’est à partir de l’échec de la fugue qu’il faut partir, pour à partir de là se tourner vers son origine, jusqu’aux échecs oubliés de l’histoire, tous les gestes sans issue, inachevés, si maladroits, tellement incertains, toutes les tentatives d’évasion ratées, les révoltes avortées, c’est à partir de cet inachèvement qu’il s’agira, délivré de cet oubli, d’atteindre à un geste plus juste ?

Saurons-nous considérer la fugue sans lui chercher
un sens, dans ce suspens du sens, ce seul retard, ce délai qui est son seul espoir ?

les yeux écarquillés de l’ange

On pourrait penser, au moment où Antoine se retourne à la fin, à la manière dont l’ange des Thèses sur le concept de l’histoire tourne le dos au progrès, à tout avenir, pour regarder vers la catastrophe au cœur du temps, par quoi le cours du temps se défait et s’interrompt. « Il existe un tableau de Klee, écrit Benjamin, qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une suite d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. » On pourrait, à la fin du film, se retourner pour regarder, dans cet arrêt, ce qu’on ne voulait pas voir. Car ce n’est qu’en brisant la temporalité historique, et sa fausse idée du progrès, écrivait Benjamin, ce n’est qu’en interrompant toute chronologie historique, qu’un quelconque salut pourra s’envisager.

Cette chronologie n’étant jamais que l’affaire des vainqueurs de l’histoire, c’est à une nouvelle temporalité qu’il aspire, à l’instant du danger, dans cet effondrement de ce qu’on croyait éternel, notre culture, notre idée du progrès. Le salut à atteindre, selon lui, ne viendra pas d’une quelconque délivrance à la fin, après la fin, mais bien plutôt de notre capacité à considérer l’histoire dans sa dimension catastrophique. Si, comme l’écrit Bruno Tackels dans sa lecture de Benjamin, « l’homme est au fond toujours perdant », si « toute sa vie s’annonce d’emblée brisée », c’est bien dans cette brisure, à partir d’elle, que ce que le temps avait pétrifié pourra se libérer. C’est à partir de là que s’opère une révolution, qui littéralement désigne le geste de se retourner.

Post-scriptum

Xavier Person est écrivain et critique. Son dernier livre paru : Une limonade pour Kafka, L’Attente, 2014.

Notes