Le pas de la vache : de l’errance de Io, jeune fille changée en génisse, le Bosphore tiendrait son nom.

Aujourd’hui, une fois le Bosphore franchi — et à quel prix !— il s’agit, pour tous ceux qui fuient leur pays, de réussir à pénétrer l’espace Schengen.

C’est là que les migrants modernes sont condamnés à des tourments et une errance comparables à ceux que Io a endurés.

Io, chassée de partout par la colère d’une déesse, ne pouvait trouver de repos nulle part et sillonnait l’Europe en vain.

Aujourd’hui, l’Europe ne cesse d’ériger des murs de pierre ostentatoires, inefficaces et dangereux, des murs de papiers et des murs électroniques, imaginant empêcher la libre circulation des hommes par des menaces physiques et des enfers administratifs.

S’ils ont pénétré dans l’espace Schengen, le règlement de Dublin II contraint les migrants à effectuer une demande d’asile depuis le premier pays où ils ont laissé leurs empreintes, qui sont enregistrées dans le fichier Eurodac ; c’est dans ce pays-là qu’on les renvoie lorsqu’ils parviennent dans un autre pays d’Europe. Ainsi la Grèce, pays d’entrée, est-elle devenue une espèce de prison à l’échelle d’un pays pour ceux qui arrivent d’Orient, parfois d’Afrique : la Grèce, dont l’Antiquité est censée avoir fourni les bases politiques et culturelles de la vieille Europe, est en train de devenir le dépotoir policier de l’Europe moderne.

Même si depuis 2011 les renvois vers la Grèce sont suspendus, les migrants qui ont laissé leurs empreintes dans ce pays doivent, en France, attendre six mois sans autre existence légale qu’une « assignation à résidence » à faire tamponner tous les mois par la police. Ils sont sans assistance et contraints pour la plupart de vivre dans la rue, avant de pouvoir effectuer une demande d’asile. Pour ceux qui sont entrés par d’autres pays que la Grèce, le règlement de Dublin II reste valable. Les hommes, les femmes, les enfants en exil se trouvent donc déplacés dans des no man’s lands forgés de toute pièce, alors qu’ils sont sur les territoires de démocraties occidentales. Mais on préfère les retenir dans les pays aux portes de l’Europe, le plus loin possible de son cœur économique et politique. Il s’agit de les empêcher de demander l’asile, de les contraindre à rester à la marge, dans une zone grise, en espérant qu’ils finissent par disparaître d’eux-mêmes d’une façon ou d’une autre.

Pour nous sortir tous de ce chaos organisé, il suffirait pourtant de s’en tenir à une évidence : il faut accueillir les étrangers et les laisser circuler. C’est à quoi nous enjoint le théâtre tragique grec, là où la Grèce moderne semble prise dans la multiplication de tragédies humaines.

Dossier coordonné par Carine Fouteau, Emmanuelle Gallienne,
Isabelle Saint-Saëns & Lise Wajeman
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