entretien avec Irène Bonnaud

Le supplice du taon ou comment les demandeurs d’asile ont beaucoup perdu depuis Eschyle

Le supplice du taon

Dans la Grèce d’Eschyle, un roi prend conseil de son peuple pour décider d’accueillir dans la cité des Africaines en exil. Aux fondements de la démocratie, l’asile est une injonction éthique, risquée, qui prime sur la raison politique. Aujourd’hui, dans une Europe qui n’a plus honte de se barricader, le spectacle d’Irène Bonnaud, Retour à Argos, met en perspective une tragique actualité.

Retour à Argos est une mise en scène des Suppliantes d’Eschyle, que vous avez choisi, dans votre traduction, de renommer Les Exilées. Le spectacle s’ouvre cependant par une scène empruntée à une autre pièce d’Eschyle, Prométhée enchaîné

Dans cette scène qui nous sert de prologue, Prométhée est attaché à un rocher, puni parce qu’il a volé le feu. Mais tout à coup se produit cette chose très étrange : un personnage qui n’a rien à voir avec l’histoire arrive sur scène. C’est Io, fille du roi d’Argos. Zeus s’est épris d’elle, un oracle a affirmé qu’elle devait consentir ; Héra a surpris leur étreinte et pour se venger, transformé la pauvre jeune femme en génisse. Comme Zeus a continué malgré tout d’aller voir Io — « qui avait de belles cornes », dit Eschyle — Héra, de plus en plus furieuse, a envoyé un taon la persécuter. Pourchassée par cette épouvantable mouche, Io a été condamnée à faire le tour du monde dans une sorte d’errance perpétuelle : cela l’a conduite à quitter la Grèce, à arriver au bout du monde, très au Nord, au bord de l’océan, là où est enchaîné Prométhée. C’est ainsi que ces deux personnages qui n’ont aucun rapport entre eux se rencontrent dans la pièce d’Eschyle. C’est beau, parce que Prométhée est un Titan, un dieu de la génération d’avant les Olympiens, tandis que Io est une petite mortelle, et qu’ils se retrouvent tous deux torturés de façon symétrique. Prométhée est fixé sur son rocher pour des millénaires tandis qu’elle est condamnée à la mobilité perpétuelle.

Io demande à Prométhée quand son supplice prendra fin. Il se lance alors dans un grand récit : elle devra faire le tour du monde, traverser la steppe, monter en haut du Caucase, contourner la mer Caspienne, revenir, traverser le détroit entre l’Europe et l’Asie — qui s’appellera le Bosphore, c’est-à-dire le chemin de la vache — et elle finira par arriver en Afrique dans le delta du Nil, où Zeus aura pitié d’elle. Là, il la caressera. Elle retrouvera forme humaine et mettra au monde le fils de Zeus qui s’appelle Epaphos et qui est un enfant noir à l’origine des dynasties des rois d’Afrique. Ce roi aura une fille : Libye. Libye aura un fils : Belos. Belos aura à son tour deux enfants : Danaos et Egyptos.

Les héroïnes de la pièce d’Eschyle que l’on appelle traditionnellement Les Suppliantes sont les filles de Danaos. Elles sont donc les descendantes de Io. La pièce raconte l’histoire de ces princesses africaines qui quittent le delta du Nil parce qu’elles ont peur d’être épousées de force par leurs cousins. Avec leur vieux père elles traversent la Méditerranée pour venir demander l’asile au royaume d’Argos, qui est la terre d’origine de leur lignée familiale.

On retrouve Io à la fin du spectacle, avec un texte que vous avez commandé à la romancière Violaine Schwartz. Pourquoi placer Retour à Argos sous la tutelle de cette figure mythologique ?

La troisième partie du spectacle, intitulée Io 467, constitue une sorte d’épilogue à cette odyssée : elle raconte l’histoire d’une Io contemporaine qui devient une sorte de porte-parole pour tous les migrants chassés de partout. 467 est son numéro au centre de rétention du Mesnil-Amelot. Le décor du spectacle est un blockhaus des plages du débarquement. C’est Mathias Langhoff qui m’en avait montré la photographie. De sanctuaire qui protège les migrants (ces constructions ont d’ailleurs servi de refuge aux migrants de Calais), le bunker devient centre de rétention, c’est-à-dire un univers de béton et de caméras de surveillance. C’est un court-circuit historique qui s’opère. Io 467 raconte l’expulsion d’Io vers la Grèce, son errance perpétuelle à travers l’Europe, qui répond ainsi à ce qu’avait prophétisé Prométhée au début de la pièce.

Prométhée était l’emblème d’un mouvement ouvrier qui se voyait en Titan apportant le feu à l’humanité. Aujourd’hui c’est Io qui nous raconte notre monde. En Europe, les gens ne sont plus seulement enfermés dans des centres de rétention ou mis en prison pour défaut de papiers. Ce sont de plus en plus les victimes d’une sorte d’enfermement en mouvement, d’errance perpétuelle qui les épuise et qui s’avère aussi terrible qu’un enfermement : à l’image de Io, pourchassée par son taon, qui ne peut jamais se poser quelque part pour dormir, pour manger, et qui erre sans arrêt sur les routes.

Aujourd’hui, beaucoup de gens, à cause de la réglementation de l’espace Schengen, se retrouvent dans cette situation, en particulier du fait de Dublin II. Ce règlement a été mis en place pour que les gens ne demandent pas l’asile dans plusieurs pays de l’espace Schengen en même temps, mais seulement dans le pays où ils arrivent. Cela a eu un effet pervers immédiat : les pays qui sont ceux par lesquels les migrants arrivent — la Grèce, la Pologne, la Slovénie, la Hongrie, etc., — sont des pays qui accordent très peu l’asile. En Grèce, le taux d’acceptation de ces demandes est proche de 0 %. Les horaires du bureau des demandes sont très restreints. Les formulaires sont donnés au compte-goutte. Une demande peut donc mettre des années à aboutir. Or, la plupart des gens qui arrivent d’Afghanistan, du Pakistan, du Bangladesh — et même de la Corne de l’Afrique — gagnent l’Europe par la Grèce. Ils ne peuvent donc pas y obtenir l’asile. Mais quand bien même ils arriveraient à passer dans d’autres pays européens, si leurs empreintes ont été enregistrées par la police dans le fichier Eurodac — le fichier informatisé européen des demandeurs d’asile — ils sont repris et expulsés vers le pays par lequel ils ont pénétré l’espace Schengen, que ce soit l’Italie, la Grèce ou la Pologne… là où leur demande d’asile n’a aucune chance d’aboutir.

Le système de Dublin II fonctionne de manière complètement folle — kafkaïenne. Il met les migrants dans la situation de Io. Ils sont comme des balles de ping-pong que les États européens se renvoient les uns aux autres. Ils ne peuvent construire de vie nulle part et c’est complètement épuisant. C’est tellement absurde que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné ce système. Beaucoup de pays européens — et même Brice Hortefeux en France ! — ont été obligés de suspendre les expulsions vers la Grèce. Io est ainsi une figure tutélaire du spectacle. Elle hante tous les personnages. Elle erre à la suite d’une forme de viol car Zeus ne lui a pas demandé son avis. Ses descendantes africaines sont hantées par l’histoire de leur ancêtre et fuient à leur tour une violence masculine. C’est comme une malédiction qui se perpétuerait.

Pourquoi avez-vous préféré appeler ces femmes « Les Exilées » plutôt que « Les Suppliantes » ?

En grec moderne, hiketides renvoie à la supplication. Mais étymologiquement le mot n’avait pas du tout de connotation de l’ordre du gémissement ou de la déploration. Il vient d’un verbe qui signifie à peu près « venir de très loin pour demander refuge » : l’idée est géographique. Par ailleurs, la demande d’asile est très codifiée en Grèce antique. Elle appartient au domaine du rituel. Elle s’accomplit sous la protection des dieux. Un dieu particulier, Zeus dans sa fonction de protecteur des demandeurs d’asile, Zeus xenios, est dévolu à ce rite, qui est le même pour un étranger, ou un vagabond grec, comme Ulysse. La personne doit se présenter en tenant dans la main gauche une branche d’olivier couronnée de laine blanche, et se mettre à terre. Dès lors, elle est sous la protection de Zeus : c’est un devoir sacré de lui accorder l’hospitalité, et c’est commettre un sacrilège que de la lui refuser. C’est ce dont parle la pièce d’Eschyle. Or le titre Les Suppliantes ne rend pas compte du fait que les filles de Danaos ne supplient pas beaucoup dans la pièce. Elles sont plutôt très déterminées et revendicatives. C’est pourquoi j’ai préféré revenir à un terme qui implique plutôt l’arrachement du pays natal et la demande de refuge. Jean-Pierre Alaux, du Gisti, m’a poussée à choisir Les Exilées plutôt que Les Réfugiées, car la mention de l’exil souligne davantage qu’il est douloureux et difficile pour quelqu’un de tout quitter, d’être arraché à son quotidien pour aller chercher refuge à l’autre bout de la terre.

Ce groupe de femmes revendicatives n’est pas un chœur antique habituel : elles sont les protagonistes, collectivement, et en plus elles sont noires. Est-ce pour cela que cette pièce a été relativement ignorée ?

D’abord, la pièce a été sous-estimée pour des raisons d’idéologie littéraire, disons. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on trouvait très étrange que le personnage principal soit le chœur. Dans les tragédies grecques, le chœur est là pour commenter l’action, pas pour en être le héros. Ça semblait bizarre. Toute une tradition philologique s’est donc développée pour expliquer que cette pièce était sûrement primitive, très proche de formes sacrées, cultuelles, des dithyrambes : ce serait même la plus ancienne des tragédies grecques conservées ; elle daterait de la jeunesse d’Eschyle. Mais en 1951, un archéologue a lu sur un bout de papyrus en Egypte qu’Eschyle avait gagné le concours contre Sophocle avec Les Exilées, sous l’archontat d’Archémidès, en 463 av. J.-C. À cette époque, Eschyle avait la soixantaine bien tassée et il écrivait dans ces mêmes années L’Orestie, au point culminant du Ve siècle athénien et de l’âge classique. Si le chœur est au centre de la pièce, ce n’est donc pas le signe d’un archaïsme mais bel et bien un choix d’Eschyle. Des milliers de pages de commentaires philologiques sont tombées en poussière. On sait si peu de chose sur ces pièces qu’il vaut mieux commencer par dire qu’on ne sait rien, et faire des hypothèses. Pour le théâtre c’est très bien, puisque le plus important, c’est la représentation, ce qu’on fait de ce matériau aujourd’hui. Il ne s’agit pas tellement de s’embarrasser de savoir comment le chœur dansait ou chantait il y a des milliers d’années.

Costume de Io pour "Retour à Argos"
Costume de Io pour "Retour à Argos"
Natalie Prats

Par ailleurs, en figurant des femmes africaines, la pièce aggravait son cas ! Je n’ai jamais vu cette pièce jouée par des femmes noires. Cette année, Jean-Pierre Vincent monte cette tragédie avec des amateurs, pour beaucoup, des femmes arabes, dans le cadre de Marseille capitale européenne de la culture. Mais pendant très longtemps, cette pièce a été peu jouée et quand elle était montée, ce n’était pas avec des comédiens noirs. Alors que dans le texte d’Eschyle, l’adjectif « noir » revient à plusieurs reprises ! Beaucoup de traductions n’en rendent d’ailleurs pas compte et utilisent de préférence l’adjectif « brun ».

Le roi Danaos, le père des Exilées, a peur de se rendre dans la cité sans escorte, parce qu’il est noir. C’est sans ambiguïté dans le texte. On pense au Django de Tarantino entrant dans la ville sur son cheval, à la tension que fait ressentir le film...

Oui, Danaos explique : « Sur les rives de l’Inachos / Poussent des plantes différentes / Il faut faire attention/ Au courage parfois répond la peur / Il est arrivé qu’on tue un ami par erreur ». Danaos est très conscient qu’il pourrait lui arriver malheur. Pourtant le racisme biologique n’avait pas été encore inventé. Pour les Grecs, le partage était linguistique. Il se faisait entre celui qui parlait grec et celui qui parlait « bla-bla », le barbare (le mot, grec, a pour origine une onomatopée), et qui pouvait très bien être le chevelu nordique, considéré par les Grecs comme un sauvage plus sauvage que l’Egyptien, ou le Perse qui, au moins, venait de grandes civilisations. Mais il est vrai qu’on sent dans ce passage de la pièce d’Eschyle une problématique de la différence. Quand le roi d’Argos voit les Africaines arriver, il leur dit : « Vous vous pavanez avec des étoffes barbares / Des tissus dans les cheveux / Ce n’est pas dans les manières des femmes d’Argos / Ni d’aucune région de la Grèce ». Il manifeste de la méfiance au sujet de leurs vêtements qui ne sont pas comme les autres. Puis il y a cette histoire de différence de peaux. Mais ce passage a été curieusement peu commenté et je m’en étonne.

De cette pièce qu’on a longtemps crue archaïque, vous montrez en fait l’actualité brûlante.

Quand on lit la pièce d’Eschyle, et qu’on entend cette histoire de femmes africaines qui arrivent épuisées sur le rivage de la Grèce après avoir traversé la Méditerranée, il est presque impossible de ne pas penser aux images de l’actualité : l’année dernière, les gens qui arrivaient à Lampedusa, en Sicile, ou encore aujourd’hui, ceux qui arrivent sur les îles grecques depuis la Turquie, ou se noient en Méditerranée. Quand on lit la pièce d’Eschyle, on est donc effaré par la résonance avec ce qui se passe aujourd’hui.

Ce sont les événements de l’année dernière qui m’ont poussée à faire ce spectacle. Il y a la guerre en Libye, la France participe à cette guerre, il y a une intervention de l’Otan. Se posent les problèmes des Africains sub-sahariens, nombreux à être des travailleurs immigrés en Libye, qui ont fui les combats et sont pris à partie par la population libyenne parce qu’ils sont soupçonnés d’appartenir aux milices de Kadhafi. Le commissariat des Nations unies organise des rapatriements vers les pays d’origine mais certains viennent de pays eux-mêmes en guerre, d’autres sont coincés dans des camps à la frontière entre la Tunisie et la Libye sans savoir où aller. Les Nations unies mettent alors en place des programmes d’accueil, auxquels participent les Américains et les Canadiens. L’Union européenne en a accueilli un nombre dérisoire : moins d’une centaine.

Aujourd’hui, il se passe la même chose pour la Syrie. Nos responsables politiques versent des larmes de crocodile sur la guerre en Syrie mais simultanément, depuis le 15 janvier 2013, ils ont décidé d’instaurer des visas de transit aéroportuaire pour les ressortissants syriens, pour être bien sûr qu’aucun Syrien, quand bien même il parviendrait à obtenir cette autorisation de transiter par un aéroport français, ne soit susceptible de demander l’asile. Il y a un double langage absolument constant : il y a des réfugiés, mais on n’en veut surtout pas chez nous.

C’est le véritable fond de l’affaire de la politique européenne. Nous avons maintenant une agence européenne — Frontex, créée en 2004 — chargée de surveiller les frontières extérieures de l’Europe, c’est-à-dire de faire en sorte que personne ne puisse pénétrer dans l’Espace Schengen. Le risque, c’est que quelqu’un puisse entrer, ait l’idée de demander l’asile et qu’il soit un cas qui relève de la protection qu’assure la convention de Genève. Comment faire, alors qu’on a signé la protection de Genève, pour ne surtout pas l’appliquer ? En empêchant les gens d’arriver, tout simplement. On instaure des patrouilles à la frontière gréco-turque pour empêcher les gens d’entrer dans l’espace européen. Des patrouilles qui ont, semble-t-il, des pratiques totalement illégales au regard du droit international. Le double langage, donc, est flagrant. C’est lui qui m’a donné envie de monter ce spectacle.

Costume de Io pour "Retour à Argos"
Costume de Io pour "Retour à Argos"
Natalie Prats

La pièce d’Eschyle est la première dans laquelle soit mentionné le mot démocratie : les princesses africaines constatent qu’« ici le peuple est le maître ». Eschyle est le plus ancien des tragiques grecs, il est considéré comme le fondateur du théâtre en Europe. On est donc à la source de notre système politique — même si ce système n’avait rien avoir avec le nôtre, il nous sert d’idéal et de référence dans les discours. Or tout ce qui se passe dans la pièce d’Eschyle nous paraît, au vu des événements contemporains, une sorte d’utopie complètement folle, à des années-lumière de la pratique quotidienne de l’Union européenne. Cette contradiction est l’enjeu principal du spectacle. Au cours du travail de préparation, elle est devenue tellement incandescente que ça a dépassé tout ce à quoi je m’attendais.

L’été dernier, les autorités grecques ont trouvé moyen d’organiser une rafle d’étrangers dans les grandes villes du pays et 6 000 ou 7 000 personnes ont été arrêtées pour être enfermées dans des camps. Certaines de ces personnes y sont encore aujourd’hui. Qui plus est, il s’agit de camps fermés qui n’obéissent à aucune règle minimale internationale. Ces derniers mois, la Grèce a été plusieurs fois été rappelée à l’ordre par les Nations unies. Cette opération de rafle gigantesque, menée par le biais de contrôles au faciès, a été appelée Zeus xenios, du nom du dieu qui protège les demandeurs d’asile. Quel cynisme fou traverse les autorités grecques ? Sans doute le même cynisme qui a conduit Frontex à donner des noms de dieux olympiens à ses opérations militaires pour empêcher les gens de venir demander asile en Europe. L’opération de Frontex, menée avec hélicoptères et caméras infra-rouge entre les côtes mauritaniennes, sénégalaises, et les îles Canaries, s’appelle Héra. L’opération qui empêche les gens d’arriver à Lampedusa et jusqu’au canal de Sicile s’appelle Hermès, et dans la mer Égée, l’opération Poséidon est chargée d’arrêter les embarcations de migrants qui voudraient arriver jusqu’aux îles grecques. Certes, cette histoire de noms est un détail, mais il est symptomatique. On en est là. On est tombé très bas. La situation de la Grèce est le symptôme du naufrage du rêve européen. Dans le cas des migrants, tous les pays se sont arrangés du système de Dublin, et se sont servi de la Grèce comme d’une sorte de poubelle pour les migrants dont on ne veut pas en donnant un peu d’argent pour construire des centres de rétention et y créer 30 000 nouvelles places. Voilà la réponse de l’Union européenne à la situation : la Grèce va devenir une sorte de prison à ciel ouvert, comme les autres pays périphériques de l’Europe, Chypre, la Roumanie, etc., dans lesquels vont être construits des centres de rétention. Le but est de former une sorte de cordon sanitaire pour que, surtout, ces gens ne parviennent pas jusqu’à l’Europe de l’Ouest. C’est la politique de nos États européens. Ce n’est pas seulement le gouvernement grec qui est en cause.

La pièce d’Eschyle opère une forme d’actualisation du mythe, en mettant en scène une cité démocratique.

Quand le roi d’Argos déclare qu’il ne peut rien décider sans consulter son peuple, les filles de Danaos sont effarées. Elles lui répondent qu’il est la loi, qu’il est le peuple : « Seul ton vote compte / Un signe de tête suffit ». Mais le roi — tout roi qu’il est — doit en référer à l’assemblée des citoyens qui procédera à un vote à main levée et décidera si on accorde l’asile aux jeunes femmes. Il y a là un anachronisme assez flagrant de la part d’Eschyle. Toute cette histoire est censée se passer dans un royaume légendaire, bien avant la naissance d’Héraclès. Or tout d’un coup, Eschyle fait comme si la pièce se passait au moment où il l’écrit, en 463 avant J.-C., à Athènes, et il se met à décrire le fonctionnement de la démocratie athénienne. Le roi fait un beau discours, et tous votent à l’unanimité en faveur du droit d’asile, et plus encore : si un citoyen d’Argos ne vient pas au secours de ces femmes, il sera chassé de la cité et il perdra tous ses droits. La pièce est donc une défense et illustration de la démocratie athénienne. Ce qui est fou, chez Eschyle, c’est que la parole persuasive fonctionne : le roi d’Argos, au début, semble avoir tous les préjugés du monde, il n’aime pas les étrangers, il n’aime pas les femmes, il n’est pas prêt à les accueillir. Mais l’argumentation le conduit à prendre fait et cause pour elles et il arrive même à convaincre tous ses citoyens.

Le roi d’Argos a tout à perdre à donner l’asile aux jeunes filles, on le voit paralysé entre la crainte d’une guerre à venir et la crainte de la colère divine. Vous écrivez dans la préface à la traduction : « Plus personne dans l’Union européenne ne craint de fâcher Zeus […] Mais était-ce si bête, cette crainte d’une honte qui montera jusqu’au ciel si on refuse son aide à qui en a besoin ? »

La pièce d’Eschyle confronte le devoir sacré d’hospitalité aux interrogations politiques du moment. Quand les descendantes de Io, après avoir traversé la Méditerranée, arrivent sur le rivage d’Argos, des guetteurs préviennent immédiatement les soldats. Le roi d’Argos vient les voir. Elles ont accompli le rituel des branches d’olivier, il leur demande pourquoi elles veulent l’asile. Quand elles expliquent qu’elles fuient leurs cousins les fils d’Egyptos, le roi d’Argos comprend immédiatement que cela risque de déclencher une guerre. La question de l’hospitalité sacrée entre d’emblée en contradiction avec la question politique : les citoyens risquent de ne pas être d’accord, ça va créer des dissensions au sein de la cité, conduire à la guerre contre les fils d’Egyptos, faire ruisseler le sang, et tout cela pour des femmes, des étrangères qui plus est ! Bref, tout cela va surtout attirer des ennuis. C’est là qu’intervient une grande scène de persuasion : les filles de Danaos essaient de convaincre le roi qu’il faut quand même leur accorder l’asile. On n’est pas loin de ce dont traitait Sophocle dans Antigone  : Créon prend une décision politique à l’encontre d’un traître et cette décision politique le conduit à lui refuser l’inhumation. Mais cette décision politique — qui n’est pas infondée — entre en contradiction avec la violence qu’il y a à abandonner un cadavre aux bêtes sauvages. C’est ce que défend Antigone en se référant, contre les lois de la cité, aux lois non écrites, celles qui sont sous la protection des dieux et qui sont plus puissantes que celles des hommes. Chez Eschyle, l’argumentation est sensiblement la même. Le roi d’Argos interroge les Africaines en leur demandant si les lois ne donnent pas raison à leurs cousins dans leur pays. Il recourt à des arguments législatifs qui se réfèrent aux lois politiques. Mais les filles de Danaos répondent qu’avant d’obéir aux lois d’Égypte, il faut respecter les lois des dieux. Il ne s’agit pas là simplement de pratiques grecques qu’on pourrait ranger au rang des antiquités : si Antigone est encore jouée aujourd’hui, si la pièce nous semble toujours si forte — comme Les Exilées — c’est que cette histoire de lois non écrites des dieux est une espèce d’injonction éthique, supérieure aux lois du moment. Le roi d’Argos est dans une situation d’aporie. S’il livre les filles de Danaos à leurs ennemis, Zeus sera furieux. S’il leur accorde l’asile, les fils d’Egyptos vont leur déclarer la guerre, et des centaines de citoyens vont mourir au champ de bataille. Mais il finit par dire : je n’ai pas le choix parce que je ne peux pas risquer la colère de Zeus xenios.

La pièce reflèterait donc un engagement politique d’Eschyle ?

Eschyle avait écrit plus de quatre-vingt pièces et il ne nous en reste que sept. Mais deux d’entre elles rendent compte du point de vue des barbares. On pense qu’Eschyle a combattu avec l’armée athénienne à Salamine contre l’Empire perse ; or il écrit une pièce, Les Perses, qui raconte cette bataille du point de vue des vaincus, tout en ne lâchant rien sur l’idéal démocratique des Athéniens, capables de s’organiser alors qu’ils « ne sont ni esclaves ni sujets d’aucun homme », pour gagner une bataille contre un empire très hiérarchisé. Dans Les Exilées, il s’agit aussi de l’étrangeté de la démocratie athénienne vue d’ailleurs. On ne sait pas grand chose de la vie d’Eschyle, mais ce qui est certain, c’est que, des trois auteurs tragiques grecs qui nous sont parvenus, il est le seul à avoir vécu l’instauration de la démocratie à Athènes. Il est né dans une Athènes gouvernée par des tyrans, et il avait une vingtaine d’années quand Clisthène a entrepris ses réformes : il a vécu le bouleversement démocratique. Dans ses pièces, ce sujet apparaît de manière récurrente. Dans Les Euménides qui est la dernière pièce de L’Orestie, il met en scène un vote : les citoyens se prononcent pour décider si Oreste est coupable ou non. L’Orestie est aussi une pièce politique de circonstance.

Il faut prendre la mesure du fait qu’au moment où Eschyle écrit ses pièces, la démocratie athénienne vit dans une atmosphère de quasi guerre civile. Les partis en présence sont très antagonistes — les démocrates contre les oligarques, en gros. Ephialtès, qui a fait passer la réforme de l’Aréopage, a été égorgé au coin d’une rue, peu avant l’écriture de L’Orestie. L’atmosphère était assez trouble. À cette époque, à Athènes, c’étaient souvent les responsables politiques, des généraux, l’équivalent des ministres actuels, qui produisaient les spectacles, payaient le chœur. Eschyle a eu Périclès, le jeune chef du parti démocratique athénien, comme producteur. Ce n’est sans doute pas un hasard. Il y avait une imbrication très forte entre la vie politique de la cité et les représentations théâtrales.

C’est cette imbrication de la politique et du théâtre que vous voulez aussi défendre ?

Même si c’est un peu un cliché, et qu’il est souvent un peu injuste, on peut dire que traditionnellement, le théâtre français ne s’empare pas de l’actualité politique, au contraire du théâtre allemand, qui fait jouer les classiques sans hésiter à s’en servir comme d’un matériau pour parler du monde d’aujourd’hui, ou du théâtre anglo-saxon, qui a une très forte tradition de la pièce d’actualité. Par comparaison, le théâtre français paraît plus timoré : il ne serait pas raisonnable que le théâtre s’abaisse à parler de l’actualité. Je pense que c’est très dommageable.

C’est une vision simpliste que de croire qu’il faudrait faire des choses intemporelles pour qu’elles deviennent éternelles. C’est le contraire : c’est quand on met — de façon juste, précise, concrète — les mains dans le cambouis que les œuvres restent. En revanche, des œuvres qui se drapent dans une espèce de classicisme et de neutralité abstraite paraissent extrêmement datées dix ou vingt ans après leur création. Il faut que le théâtre s’empare du contemporain. C’est ce qui intéresse les gens qui viennent dans les salles. C’est une des raisons du succès des films américains.

Pour ma part, j’ai travaillé à cette actualité en construisant le spectacle comme un montage. Je n’ai pas fait de réécriture d’Eschyle, sur le modèle de Sartre ou Giraudoux. J’ai préféré traduire Eschyle de la façon la plus exacte possible, sans chercher à l’actualiser, puis le confronter à des auteurs d’aujourd’hui, comme Nuruddin Farah, ou Violaine Schwartz. Ce qui me semble intéressant, c’est le collage, la confrontation. Je crois beaucoup au choc de la juxtaposition, qui a l’avantage de faire voir les contradictions, la suture, voire le gouffre entre deux époques. C’est ensuite au spectateur de faire le travail. Ce n’est pas le metteur en scène qui lui présente une lecture pré-établie, mais un puzzle qui laisse le spectateur réfléchir aux contradictions qui peuvent naître de cette juxtaposition. Le geste du montage rend les spectateurs, mais aussi les comédiens, tous ceux qui participent au spectacle, beaucoup plus actifs à l’égard du matériau.

Post-scriptum

Retour à Argos

mise en scène par Irène Bonnaud. Création le 15 mars 2013 au Théâtre du Nord à Lille ; en avril à la Comédie de Reims et au Théâtre Dijon Bourgogne ; en mai au Théâtre Liberté de Toulon.

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