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Chers Électeurs

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Quelle tribune démocratique inventer pour faire face à celle de Marine Le Pen (MLP) ? Plutôt que de seulement condamner moralement ou encore de déconstruire à l’infini, en argumentation, cette éloquence dite populiste de MLP, l’urgence est de penser la réplique oratoire, la réinvention de la parole politique à des fins de résistance et de combat.

Aurait-on la tribune qu’on mérite ?

Oui et non.

Oui, car toute éloquence est adressée et toute tribune construit un auditoire, ce qui signifie très concrètement, dans le cas du débat du mercredi 3 mai, comme Trump, mais tout aussi bien comme Cicéron, comme Lamartine, comme Jaurès, comme tant d’autres, comme tous les orateurs qui, en histoire antique, en histoire moderne, on été de grands orateurs, de grands orateurs populaires, ou de grands orateurs spécialisés, indépendamment de la couleur politique, des projets politiques défendus,– en choisissant de parler comme elle l’a fait, d’attaquer comme elle l’a fait – MLP a tenté de construire un auditoire spécifique : ou du moins, MLP a tenté de construire le pays des « Chers électeurs » comme un auditoire spécifique. La question est de savoir maintenant si cet auditoire spécifique va se révéler opératoire dans sa conquête de pouvoir ou pas.
C’est donc un immense contre-sens que de trouver que MLP a été mauvaise comme on a pu le lire : elle a été mauvaise, épouvantable, atroce, terrifiante, castratrice, mensongère pour les lecteurs de cette presse là, mais elle n’en pas moins fait preuve d’un art oratoire redoutable, efficace pour tous ceux que nous pouvons supposer ne pas être « nous », nous qui sommes les lecteurs de cette presse-là, les « Chers électeurs » pour lesquels l’éthique de la parole publique a un sens indépendamment des instruments oratoires utilisés pour gagner la campagne : dans ce sens-là, en s’ajustant comme MLP à ce qu’il y a de plus véhément et vitupératif en chacun des « Chers Électeurs » – le désir de combattre coûte que coûte, le désir de gagner, d’abattre son adversaire indépendamment de la recherche de la vérité et de toute éthique – ce qui s’est passé, c’est qu’un auditoire dit populaire ou populiste a été construit contre la démocratie comme système symbolique usant, certes, de la parole comme arme mais pas à n’importe quel prix. En ce sens, on peut donc dire que, si, hier soir, MLP s’est révélée une oratrice redoutable, elle s’est révélée telle quelle au détriment des « Chers Électeurs », au détriment de tous ceux qui étaient visés par sa tribune. Non, on n’a pas la tribune qu’on mérite, donc.

Ce débat a été épouvantable et passionnant à la fois car il questionne les fondements philosophiques de l’art oratoire. Tous les moyens sont-ils bons pour gagner au moyen de la parole ? Nous avons déjà mentionné dans cette série un certains nombre de critères oratoires qui définissaient MLP comme l’oratrice d’une langue pauvre usant de props, c’est-à-dire d’instruments extérieurs au langage : dossiers, schéma, documents, sur sa table qui incarnent comme des preuves matérielles les arguments qu’elle défend en discours. Dans les traités de rhétorique antiques, ils sont mentionnés et l’usage démocratique courant de ces preuves extérieures ont fait ensuite qu’ils se sont incarnés dans ces objets disposés devant l’orateur. Par exemple, plus facile de sensibiliser un auditoire judiciaire du malheur d’un fils en montrant le fils pleurant son malheur en même temps qu’on parle de lui… si on lit ces traités. Aujourd’hui, MLP est la seule à utiliser, ou presque, ce type d’arguments matériels, qui, alliés à une langue pauvre, simple, s’adresse à un auditoire dit populaire supposément plus sensible qu’un autre à cet arsenal de théâtre, soit pathétique, soit pseudo-scientifique (je songe au schéma qu’elle avait brandi aux téléspectateurs quand elle avait été invitée seule à une émission politique avant le 1er tour). Il y a un effet de vérité qui s’attache aux objets brandis comme cela, objets de papier, et qui fonctionne en plus de tous les arguments de parole.

Déjà, j’avais été alertée par cet usage hors du commun en campagne de ce type d’argumentation extérieure : je l’avais vu comme un symptôme d’une recherche tribunitienne de l’effet oratoire : persuader, indépendamment des propos prononcés. Mais enfin, ce n’était qu’un symptôme : ce qui s’est passé, hier soir, c’est que ce symptôme s’est révélé désormais porteur de toute une stratégie oratoire dont le principe est de tourner le dos résolument à toute éthique démocratique (ou rhétorique, c’est la même chose) de la parole. Si l’enjeu est de gagner et d’écraser l’adversaire, alors, oui, tous les moyens sont bons.

Là où nous n’avons pas l’habitude, ou perdu l’habitude, c’est que nous ne connaissons aujourd’hui en campagne politique qu’un usage plus ou moins feutré de cette abdication de l’éthique en matière oratoire. Cela n’a pas toujours été le cas : il suffit de relire les débats parlementaires, la presse au moment de l’affaire Dreyfus, ou plus loin encore, de se souvenir de la vie parlementaire à partir de 1830, ou encore de se pencher sur le grand usage que le fascisme a fait de l’éloquence au cours du XXe siècle. Plus proche de nous, Nicolas Sarkozy avait aussi un art plutôt consommé de la manipulation de l’auditoire (nous renvoyons à notre billet écrit à l’époque sur son art de la confidence au temps où il avait encore une voix dans le système). Bref, nous avons perdu le goût de la violence oratoire, le goût de la véhémence et MLP s’est chargée hier soir de nous rappeler qu’il existe bien, et qu’il a été très souvent une composante de la vie démocratique quand elle passe par l’éloquence.

Le premier immense orateur de ce type, c’est Mirabeau qui était capable de retourner un auditoire entier en transformant en criminel à abattre (au nom des idéaux de la révolution) tout adversaire s’opposant à lui. Il est intéressant de voir combien, en tribune, la violence, la persuasion par la violence, même aujourd’hui, ne sont pas tout à fait bannies des débats. Tout le monde se souvient des formules-choc des présidents précédents, « Oui, Monsieur le Premier Ministre », « homme du passé, homme du passif », le pauvre néologisme « bravitude » repris en boucle, etc. Il reste bien un goût du combat oratoire dans ce pays qui s’en est fait longtemps une spécialité en politique. Le grand orateur, l’orateur parfait, c’est celui qui peut attaquer, qui attaque, qui peut user de la violence dans un cadre de normalité qui, aux yeux de tous, néanmoins, ne contrevient pas à l’éthique démocratique de la parole. Tout est une question de mesure, d’usages et de variations, d’inventions au sein de ce cadre de normalité oratoire démocratique. Du tribunitien, oui, mais pas trop. De l’agressivité, oui, mais pas trop. De l’art, oui, mais pas trop. Hier soir, MLP a explosé ce cadre de normalité en poussant le curseur de la violence plus loin qu’il n’avait jamais été.

Elle l’a fait avec un certain art. Sa tribune, c’était du tabassage en règle ; en face, son adversaire a bien eu du mal, en réduisant son discours, pour se défendre de façon enfantine, à « des bêtises » et même à du « galimatias ». L’usage en continu des arguments ad hominem, l’usage de l’anecdote dévoyée, l’exemplum pour tuer, l’interruption systématique, la théâtralité de sa gestuelle faciale, l’usage du sourire comme arme : tous les stylèmes oratoires de la véhémence étaient là civilisés par l’usage de l’ironie dont on sait qu’elle est peut être elle aussi être une arme oratoire puissante. Dans cette stratégie tribunitienne, le fait que le mensonge était là, tout le temps, que les turbines se confondaient avec les téléphones et Saint-Nazaire : ce n’est pas cela qui comptait. Peu importe le mensonge à partir du moment où l’auditoire qu’on s’est choisi ne cherche pas à décrypter que cela est du mensonge. C’est de l’anti-humanisme oratoire, si l’on veut. Jürgen Habermas, qui a choisi son candidat, regrette la fin des Lumières en Europe et en France : mais jamais la tribune n’a été que des Lumières, jamais elle n’a été que cicéronienne, jamais elle n’a été que démocratique.

On peut certes déplorer cette brutalité, la condamner moralement, la déconstruire (« les mensonges de MLP », les « détox » élaborés par la presse). On peut aussi inventer un nouveau mot pour désigner cela, la post-truth, ou je ne sais quoi encore, toujours est-il que cette violence oratoire-là, il ne suffit pas de la taxer de démagogie pour lutter contre elle, il ne suffit pas de faire appel idéalement à la raison de l’auditoire pour la combattre. D’abord parce qu’elle fait partie de notre histoire démocratique et ensuite, parce que, lorsqu’il s’agit de combattre une tribune, seule une autre tribune, plus forte, autrement inventive, sera en mesure de le faire. La seule question valable, c’est : quelle tribune démocratique nouvelle inventer pour entrer en résistance contre cette tribune pseudo-fascisante réinventée par MLP ? Comment contre-attaquer sans renier l’éthique démocratique de la parole politique qui n’est pas seulement un style mais aussi un idéal et surtout une nécessité pour que ne soient pas dévoyés en manipulation d’un auditoire dit populaires les rituels démocratiques qui fondent la vie démocratique de ce cher pays qui est la France ? Ces questions sont des défis difficiles, compliqués, d’autant plus que, désormais, cette tribune politique est dans le forum devenue une hydre en raison de l’usage brutal excluant des réseaux sociaux qui l’accompagne. Tout le monde a pu voir combien sur les réseaux sociaux la brutalité des échanges étaient désormais monnaies courantes. Ce qu’on appelle les trolls ne sont que de nouvelles facettes permises par les nouvelles technologies pour user de cette parole comme art de combat à mort au sein de la discussion politique.

Si on écoutait MLP hier soir, Macron était à la fois désigné comme le candidat « à plat ventre » devant le grand capital et devant « l’islamisme », qui « attend l’attentat » tout en dépeçant la France des Français du travail, de leur pays, du pouvoir d’achat, de leurs retraites, …. Bref, Macron était un monstre et il apparaissait d’autant plus monstrueux dans la parole de MLP que celle-ci se faisait monstrueuse pour le désigner comme tel. Il n’appartient pas à cette chronique de dire quand MLP avait tort, quand elle avait raison, dans ses nombreuses attaques, mais juste de désigner un fonctionnement oratoire qui transforme un adversaire politique en cible criminelle à seule fin de conquérir le pouvoir. Indépendamment des choix électoraux des « Chers électeurs », il faut juste avertir qu’en politique, en démocratie, la forme oratoire dont use un candidat est souvent aussi révélatrice de son projet politique que son programme car elle désigne bien, au-delà de la stratégie, également un art de gouverner à venir.