l’autorité en pièces avant-propos

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Mai 68, ou l’interdiction d’interdire. D’où la haine que la droite porte à ce printemps, dont elle rêve de « liquider l’héritage ». D’où l’embarras de la gauche de gouvernement à en assumer le legs : on serait allé trop loin. D’où le dossier qui suit : c’est bien la dimension anti-autoritaire de mai qu’il faut faire vivre, pour deux raisons au moins.

D’une part, lire mai 68 comme un grand moment de contestation de l’autorité n’est sans doute pas la plus mauvaise manière de s’en approprier l’histoire : si quelque chose a pu réunir étudiants et ouvriers, c’est bien la remise en cause de l’autorité, qu’elle soit mandarinale (« Althusser trop fort », « Althusser à rien ») ou patronale (voir La reprise du travail aux usines Wonder). Surtout, penser l’anti-autorité quarante ans après mai 68, c’est s’efforcer de la penser au présent. Car la question de « l’héritage » est un piège : les événements de mai furent un moment daté de l’anti-autoritarisme, comme l’étaient les pouvoirs qu’ils bousculaient — un général à l’Élysée, une organisation disciplinaire du travail, une université élitiste, une famille patriarcale. Il s’agit donc de penser un anti-autoritarisme adéquat aux autorités contemporaines, d’autant qu’elles ont su, pour certaines d’entre elles, pleinement intégrer la critique soixante-huitarde.

Comment, donc, être anti-autoritaire aujourd’hui ? Cinq pistes.

Mettre l’autorité en pièces. L’assaut anti-autoritaire de mai fut mené sur différents fronts, simultanément : le flic, le prof, le patron, le père, le général, le stal, le mâle. Dans sa grossièreté même, le rapprochement ne manquait pas de pertinence, en ce qu’il mettait au jour ce que ces institutions avaient en commun — une prétention à la verticalité et l’évidence du bon sens — et la manière dont elles se soutenaient mutuellement. Cet amalgame nous exposait pourtant à un violent retour de bâton : les liquidateurs de l’héritage ont eu beau jeu d’en pointer l’excès ; en subsumant les figures de l’autorité sous celle du Père, on préparait l’interprétation de mai comme crise d’adolescence, et un rappel à l’ordre en bout de table — « papa en assez, pas de dessert, au lit. » Être anti-autoritaire aujourd’hui, cela suppose donc, préalablement, d’ôter sa majuscule à l’autorité et de cesser d’en parler au singulier. L’autorité n’existe pas ; il n’y a que des relations d’autorité, situées, inscrites, spécifiques. C’est toute la vertu de 68 que d’avoir dénaturalisé l’autorité ; pour être/rester/devenir anti-autoritaire aujourd’hui, il faut prolonger ce mouvement, et la mettre en pièces littéralement. D’où le parti pris de ce dossier : multiplier les champs d’enquête et varier les angles, de la famille à l’art, de la police à l’action collective, du travail à l’école.

Cultiver la parano « anti- ». Il ne s’agit pourtant pas de convertir le réflexe anti-autoritaire — car c’en est bien un — en savoir de l’autorité, documenté champ par champ : c’est tout le piège des commémorations que de transformer l’or en plomb. S’il nous faut plus de savoir, c’est pour cultiver, pas pour éteindre ce que cet « anti- » a de plus vif : une réticence instinctive dès qu’un puissant cherche à faire « preuve d’autorité », ou dès qu’un savant trop sûr de « faire autorité » s’épargne la contrainte de la preuve ; une vigilance un peu paranoïaque qui guette la résurgence des pratiques autoritaires ou leur persistance sous des formes nouvelles. Mais il faut y tenir sans se tromper d’objet. Persistance de l’autorité traditionnelle ? Sans doute, mais pas forcément là où on l’attendait : moins dans la famille qu’à l’école, celle-ci n’ayant pas suivi la démocratisation de celle-là (Charlotte Nordmann, p. 25), moins dans la famille réelle que dans la famille fantasmée par des candidat/es en campagne, quand Bayrou gifle un enfant devant les caméras de télévision, quand Royal, le poing serré sur le ventre, déclare « [vouloir], en tant que mère, pour tous les enfants qui naissent et grandissent en France, ce qu’[elle a] voulu pour [ses] propres enfants », quand Sarkozy se pose en Père Noël des riches et Père Fouettard des pauvres. Captation de l’anti-autoritarisme par les institutions qu’il contestait ? Sans doute, mais peut-être moins par l’entreprise — dont tout laisse à penser que, loin d’avoir adapté le management aux aspirations à l’autonomie que 68 avaient rendues manifestes, elle reste un bastion des formes les plus domestiques de domination (Isabelle Ferreras, p. 33) — que par le pouvoir politique, qui a su absorber, en la dégoupillant, l’énergie émancipatrice d’une pensée du corps qui se déploie au fil des années 1960 et 1970 (Dominique Memmi, p. 22).

Rire de l’autoritarisme. On objectera peut-être qu’un tel attachement à l’« anti- », même cultivé, reste une passion triste. Il est pourtant joyeux, comme le fut le printemps 68. Être anti-autoritaire, c’est tout autant s’inquiéter de la survie de vieilles formes d’autorité que rire de leur faiblesse, là même où elles prétendent au surplomb. Il y a là une loi politique très simple : lorsqu’un pouvoir, quel qu’il soit, cherche à faire la démonstration de son autorité, c’est que celle-ci est en crise. L’ambivalence du terme est ici significative. L’autorité, c’est autant ce qui rend autoritaire — un certain style, vertical et viril, de gouvernement — que ce qui permet de ne pas l’être : quand on a de l’autorité, inutile de jouer des biceps. Si un chef d’État défie un ouvrier à la castagne sur un chantier naval, c’est qu’il perd pied. Quand un discours scientifique se pose comme vérité intangible, dissimulant son processus d’élaboration, niant son caractère construit, provisoire, offert à la réfutation, il se ridiculise. L’attitude anti-autoritaire est donc moins un appel à la méfiance qu’une invitation à se réjouir des efforts sisyphéens que doivent fournir les gouvernants pour se légitimer. Réjouissons-nous, donc : quand papa rappelle en dressant l’index que le pouvoir n’est pas dans la rue, c’est qu’il l’est.

Creuser la distance. Cette joie anti-autoritaire bute cependant sur un fait têtu : la relation d’autorité est fondamentalement asymétrique, et rire du gouvernant ne suffira pas à échapper à la position de gouverné. Or c’est là tout ce qui nous sépare de 68. En 68, on pensait possible, sinon imminente, l’abolition de cette asymétrie : dans le film de William Klein, Grands soirs et petits matins, le mot « révolution » est dans toutes les bouches (Marion Lary, p. 38). L’éloignement, pour le moins, de l’horizon révolutionnaire nous condamne à prendre notre mal en patience, et à chercher dans les relations d’autorité telles qu’elles sont un moyen de les rendre moins insupportables. Une chose est sûre, à cet égard : la prétention à l’autorité n’est jamais aussi insupportable que lorsqu’elle ajoute la familiarité à la verticalité, lorsqu’elle joue le rapprochement en même temps qu’elle se rehausse, lorsqu’elle pose sur moi non seulement un regard d’en haut, mais la main. Il y a une sagesse anti-autoritaire profonde chez cet homme qui, lors d’un Salon de l’agriculture, refusa d’être touché par un président de la République, qui l’insulta en retour, autorité effondrée : il renoue avec ce mouvement de refus de la « domination rapprochée » dont mai 68 fut la cristallisation (Dominique Memmi, p. 22), mouvement qu’il est urgent de prolonger à l’heure où le personnel politique ne jure plus que par la « proximité ». Des détenteurs d’une position d’autorité, il faut en effet exiger de la distance et de la tenue, littéralement : qu’ils se retiennent et se tiennent aussi loin de moi que possible. Ce qui vaut pour un chef d’État vaut plus encore pour sa police (Fabien Jobard, p. 36).

Disséminer l’autorité. Éloigner les autorités ne suffira pourtant pas : il faudra ensuite habiter l’espace ainsi creusé, le peupler, l’encombrer de toutes sortes d’artifices susceptibles d’empêcher sa re-fermeture, en faisant flèche de tout bois. Dans un groupe politique, on inventera des rôles : la meilleure manière de contrarier l’émergence d’une autorité verticale — elle guette jusqu’aux collectifs les plus égalitaires — consiste probablement moins à couper des têtes qu’à faire proliférer les spécialisations horizontales (David Vercauteren & Elena Jordán, p. 48). Dans une famille, on jouera sur les tailles : je suis plus grand que mon père quand il s’essaie au skate (François de Singly, p. 29). Dans le champ psychanalytique, on relira Lacan, non parce qu’il fait autorité, mais parce qu’il la sépare de ses détenteurs naturels : à mille lieues de la vulgate qui a tant servi le revival autoritaire — le Père comme rappel à la loi — on y découvrira une fonction paternelle ouverte et relationnelle, qu’une femme peut occuper, deux hommes, quiconque (Ariane Chottin, p. 44). En littérature, on jouera de l’auteur comme d’un chiffre interprétatif ouvrant à la multiplicité des lectures (Philippe Mangeot, p. 42). Bref, il faudra inventer. Car être anti-autoritaire, aujourd’hui comme en 68, ce n’est pas seulement cultiver un certain entêtement à dire non : c’est inventer sans cesse les moyens de le devenir (Pierre Zaoui, p. 16).