Islamiser l’école

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Le système éducatif iranien fondé sur une foi et sur une identité culturelle a vécu une expérience de délaïcisation. Les activités scolaires et éducatives sont passées au service de la promotion d’une culture religieuse et de l’intégration à la société islamique, où les principes et les règles morales sont présentées comme des vérités intemporelles et incontestables. Mais le projet est éminemment politique : l’éducation dans le contexte post-révolutionnaire en Iran joue un rôle central dans la consolidation et la légitimation d’un pouvoir islamique. L’expérience iranienne, qui montre comment un ordre politique tente la médiation de son pouvoir à travers des institutions comme le système éducatif, illustre les réflexions de Michel Foucault dans Surveiller et punir, sur le « régime de vérité » de chaque société, légitimé par un système éducatif qui fonctionne comme instance du contrôle culturel et idéologique.

Les jeunes Iraniens vivent un système éducatif atypique, développé après la révolution de 1979 et l’avènement de la République islamique d’Iran (RII), centré sur des finalités et prescriptions religieuses. L’objectif étant la mise en place de la cité islamique, les nouveaux maîtres du pays ont en effet rapidement réformé le système éducatif. Selon le discours dominant du début des années 1980, l’islamisation de l’école visait plusieurs finalités : promouvoir la culture islamique, réduire l’influence de la culture occidentale, former le nouvel individu musulman à travers une socialisation focalisée sur les valeurs de la société islamique (chiite) et une acculturation religieuse. [1]

une histoire éducative interrompue

L’islamisation de l’école en Iran intervient plus d’un siècle après la naissance lente et progressive du système éducatif iranien moderne. Malgré une très riche tradition éducative, les établissements traditionnels n’ont pas su s’adapter aux mutations sociales et pédagogiques. Les réformistes du XIXe siècle parlaient d’une nouvelle institution d’enseignement madresseh djadid (la nouvelle école) pour la distinguer de l’école traditionnelle. Cette nouvelle école a été au cœur du projet réformiste et du discours moderne en Iran et est devenue le symbole du progrès tout au long du XIXe siècle jusqu’à la révolution constitutionnelle de 1906. Son caractère séculaire doit être relativisé et compris dans le contexte d’une société à dominante musulmane : elle ne devait provoquer ni une rupture conflictuelle avec la tradition éducative, ni une confrontation ouverte avec l’institution religieuse. Le nouveau système éducatif se voulait à la fois moderne et garant des traditions morales et religieuses : indépendant de l’institution religieuse, il se devait d’enseigner les matières séculaires (mathématiques, sciences, littérature) tout en maintenant un enseignement religieux obligatoire. [2]

Le vrai développement du nouveau système éducatif commence avec la prise de pouvoir par la dynastie Pahlavi (1925-1979) et la politique de la modernisation autoritaire. Pour beaucoup, la modernisation et la sécularisation forcées des institutions constituaient la seule voie pour mater la résistance religieuse. Ainsi, le système éducatif était un projet politique : à travers l’unification linguistique et l’unité de l’enseignement, il devait permettre de forger une nouvelle identité nationale, plus axée sur le nationalisme iranien que sur l’islam, et renforcer l’unité nationale.

Le système éducatif était un projet politique qui devait permettre de forger une nouvelle identité plus axée sur le nationalisme iranien que sur l’islam.

Les religieux conservateurs n’avaient jamais caché leur méfiance vis-à-vis de l’école moderne, perçue comme une institution occidentale exogène. La critique islamique de l’école moderne a connu une renaissance dans les années 1960 et 1970. Les reproches à l’encontre du système éducatif se développent dans un contexte historique caractérisé par la popularité de la critique de l’Occident, des idées tiers-mondistes et du retour aux sources religieuses. C’est le temps du débat identitaire cherchant à réhabiliter les ressources culturelles endogènes et les valeurs communautaires. L’école iranienne est une des cibles privilégiées de ces critiques, hantées par le spectre de l’Occident. [3]

une « contre-réforme »

Le nouveau pouvoir politique en place à partir de 1979 a rapidement commencé à défendre l’islamisation (eslami kardan) du système éducatif. Ainsi, plusieurs décennies après la laïcisation du savoir scolaire, l’indépendance du système éducatif vis-à-vis de l’institution religieuse, la séparation entre sciences et croyances religieuses sont directement mises en question par la RII. En fait, la révolution de 1979 n’a pas accouché d’idées éducatives. Ce que l’on a appelé l’islamisation de l’éducation s’est progressivement imposée au fil des années révolutionnaires. Parmi celles-ci, il faut notamment mentionner la révolution culturelle (1980-1982) qui a joué un rôle déterminant dans l’accélération des réformes idéologiques et religieuses. La situation semble s’être inversée par rapport à l’expérience de la fin du XIXe siècle et l’islam revient en force à l’école.

Les premières mesures relatives à l’islamisation sont politiques et idéologiques : tentatives d’épurer le corps enseignant, d’imposer un certain nombre de restrictions aux filles (le voile obligatoire) et d’introduire une série de pratiques religieuses à l’école comme les prières collectives, l’organisation des cérémonies de propagande politique et religieuse. Une autre réforme importante est la création, dès 1979, d’une nouvelle instance intitulée « les Affaires éducatives » (Omour tarbiyati) chargée d’inculquer la culture islamique aux élèves.

Des réformes plus structurelles visant les programmes scolaires et les manuels se succèdent dans les années quatre-vingt. La Grande loi adoptée en 1987 par le parlement demeure le texte le plus important instituant les orientations majeures d’un système éducatif « islamisé ». Dans la partie concernant les finalités du système éducatif, cette loi souligne les fondements idéologiques de l’école centrés sur les valeurs religieuses, la place des croyances dans le curriculum et le rôle de l’école dans la formation identitaire des jeunes. L’islam chiite est présenté comme la religion d’État, le représentant de l’ordre sacré et le garant de l’ordre moral. La mission la plus sacrée de l’école est de former le nouvel homme musulman, un croyant vertueux, au service de la société islamique. Le deuxième article de la loi de 1987 mentionne les quatorze objectifs du système éducatif, dont neuf concernent directement des thématiques religieuses, idéologiques et politiques. Selon l’article 4, l’inculcation des bonnes manières et la formation religieuse priment sur l’enseignement scolaire : « la purification prime sur l’enseignement ». Le même article insiste sur la nécessité de former un corps enseignant fidèle à ces valeurs et imprégné des vertus morales islamiques.
Une autre réforme importante des années quatre-vingt a été la refonte totale des manuels et la sélection minutieuse des savoirs scolaires pour les adapter aux principes et valeurs de l’islam chiite. Par exemple, la langue arabe (comme la langue du Coran), disparue des programmes depuis les années 1970, y est réintégrée. L’enseignement du Coran et l’augmentation sensible du temps consacré aux cours religieux (en moyenne + 40 %) constituent un autre changement important [4] ; ces calculs ne prennent pas en compte les thématiques religieuses déjà présentes dans les autres matières (langue persane, histoire, enseignement social, langue arabe…).

les traits singuliers d’un système éducatif atypique

Ces nouvelles perspectives traduisent un changement de paradigme qui a profondément fait évoluer les orientations du système éducatif iranien. Les recherches sur le curriculum iranien [5] mettent l’accent sur les traits singuliers des programmes scolaires parmi lesquels trois sont importants à retenir.

D’une part, la place revalorisée des enseignements islamiques et la relecture des savoirs scolaires dans une perspective religieuse. L’islamisation des manuels scolaires consiste à conformer les savoirs scolaires aux « principes » et « valeurs » de l’islam chiite. Ainsi, les manuels d’apprentissage de langue, d’histoire, de géographie, de littérature, d’éducation civique, d’enseignement religieux et moral, de sciences sociales, humaines et économiques ne ressemblent plus à ceux utilisés avant 1979. Une étude détaillée de ces manuels (2007-2008) montre que près de 34% des leçons de ces manuels abordent les différentes thématiques religieuses en rapport avec la biographie des personnalités religieuses, les pratiques religieuses, les codes de bonne conduite, les leçons morales, l’histoire des religions, la révolution de 1979, les événements religieux [6] . La référence systématique à l’islam reflète bien le mythe assez répandu selon lequel l’islam est en mesure de régler tous les problèmes de la société.

L’école islamisée s’attache à des vérités éternelles et incontestables en tentant de les faire cohabiter avec une explication scientifique du monde. En effet, cette tendance « concordiste » du curriculum repose sur le postulat selon lequel la Parole sacrée (le Coran et les autres textes sacrés de l’univers chiite) et le discours scientifique ne sauraient se contredire puisque leur origine est divine [7]. Pour être « cohérents », les manuels tendent donc à écarter ou censurer certaines théories scientifiques contraires aux récits religieux : par exemple, ils acceptent la théorie de l’évolution pour les animaux, mais pas pour l’homme.

La mission la plus sacrée de l’école est de former le nouvel homme musulman, un croyant vertueux, au service de la société islamique.

D’autre part, le curriculum iranien se caractérise par la présence d’une rhétorique contre l’Occident. D’une manière générale, dans les manuels scolaires, l’Occident constitue une thématique récurrente. Ces textes se réfèrent souvent à deux types de dichotomie : la première repose sur la relation antagoniste entre pays riches/développés et pays du Sud/tiers-monde. Les relations entre ces deux mondes sont asymétriques car les pays du Sud sont pillés, exploités et dominés tant sur le plan politique que culturel. La deuxième dichotomie repose sur l’opposition entre mondes musulman et occidental. Le discours du curriculum est construit à partir d’une série d’oppositions destinées à décrire le monde dans une perspective antagoniste : déshérités/riches, développés/sous-développés, pays islamiques/ennemis étrangers, musulmans/occidentaux. Face à cet ordre mondial injuste, le discours éducatif aspire à réaliser l’unité de la umma [8].
En rapport avec l’Iran, les manuels développent un discours critique à partir de trois entrées : la tension entre modernité et tradition islamique, les ingérences de l’Occident en Iran depuis le XVIIIe siècle, les complots occidentaux contre la RII depuis 1979. Les termes comme « ennemis », « étrangers », « non musulmans », « infidèles », « agresseurs » sont abondamment utilisés pour qualifier les relations entre Iran et Occident, perçu comme dangereusement tentant pour les musulmans.

Les manuels évoquent explicitement la position hégémonique de la RII dans le monde musulman en tant que « mère des cités islamiques », tout en traçant les contours d’un Occident en déclin. Le discours du système éducatif rejette l’Occident pour son arrogance, sa décadence, son matérialisme, son individualisme, son refus du sacré dans l’espace public, ses intérêts capitalistes, la condition féminine, son manque de foi. Malgré la présence de cette rhétorique critique, une place subsiste pour certaines personnalités culturelles, scientifiques et littéraires américaines et européennes (P. Éluard, A. Einstein, C. Chaplin, M. et P. Curie, T. Edison, A. Malraux, J. Verne) dans les manuels scolaires.

Enfin, le système éducatif tente de légitimer l’ordre social fondé sur la coupure matérielle, sociale et politique des sexes. Les images et les textes de ces manuels révèlent la place asymétrique accordée aux femmes et aux hommes [9]. Les rôles féminin et masculin sont présentés comme deux classes « naturelles » dans la société, obéissant à des rapports de domination, basés sur la division sociale hiérarchisée entre deux sexes. L’homme est clairement présenté comme le référent et la femme comme un être secondaire ou complémentaire. En réalité, la référence à l’appartenance sexuelle a pour but d’affirmer clairement et sans ambiguïté l’inégalité entre les deux sexes : « La famille est une petite communauté, chacun y joue un rôle spécifique. Le père travaille normalement en dehors de la maison… La mère fait le ménage, élève ses enfants et les aide à faire leurs devoirs… Dans certaines familles, la femme travaille aussi. » [10]

L’image de la femme est très souvent assimilée à celle de la mère ou de la ménagère, elle reste fondamentalement responsable des enfants dans la famille, et tout son investissement professionnel est subordonné à ce rôle domestique. Le pouvoir familial appartient à l’homme présenté comme le responsable de la maison. L’inégalité entre hommes et femmes se renforce davantage quand il s’agit du contexte économique ou de la sphère publique. Dans la vision des manuels, les femmes sont effectivement actives dans certains domaines économiques, mais leurs champs d’intervention sont assez limités. On voit par exemple, des femmes qui enseignent, qui travaillent à la ferme ou dans une rizière, qui fabriquent des tapis. Les femmes ne représentent que 8% des biographies citées, et 7% des personnalités présentes dans les illustrations et dans les textes. L’absence de femmes célèbres (Iraniennes ou étrangères) semble traduire le désintérêt des auteurs pour des modèles féminins socialement réussis. Les manuels insinuent qu’il n’existe que de « grands hommes », créateurs de culture, d’histoire et de vérité sur les hommes et les femmes, leurs qualités, leurs places et leurs rapports.

savoir, pouvoir et sujet-apprenant

L’école puritaine vise ainsi une sorte de « clonage éducatif » à travers une éducation qui cherche la soumission du sujet-apprenant pour le transformer en « un objet pour la connaissance et une prise pour le pouvoir ». Dans cette perspective, le sujet n’est plus envisagé comme objet de connaissance pour lui-même, mais au niveau des procédures par lesquelles il est constitué comme objet de pouvoir, d’« assujettissement » [11]. Mais l’éducation ne se réduit pas à l’inculcation unilatérale fonctionnant à partir de normes et d’initiatives figées d’une institution sur un sujet supposé passif. L’expérience iranienne est un bon exemple de cette tension permanente entre un sujet qui aspire à l’autonomie, qui cherche à devenir « acteur de sa vie » [12] et une institution visant son assujettissement. Depuis près de deux décennies, les jeunes, filles et garçons, formés au sein de ce système éducatif ont montré comment pouvaient en surgir des forces vives portant des aspirations démocratiques, comme on a pu le constater pendant le grand mouvement de contestation de 2009 (mouvement vert) qui s’est élargi et poursuivi à travers les réseaux sociaux, les médias, l’art, des actes rebelles, où s’inventent des manières de contourner les interdits et les simulacres moralistes imposés par le carcan islamique. ■

Post-scriptum

Saeed Paivandi, sociologue et spécialiste du système éducatif iranien, est professeur en sciences de l’éducation à l’université de Lorraine et directeur du LISEC-Lorraine (Laboratoire des sciences de l’éducation et de la communication, EA 2310).

Notes

[1S. Paivandi, Religion et éducation en Iran. L’échec de l’islamisation de l’école, 2006, L’Harmattan.

[2E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIe au XXe siècle, 1992, Paris, MSH.

[3S. Paivandi, op. cit.

[4S. Paivandi, « The meaning of the Islamization of the school in Iran », in M. Ahmed, Education in West Asia, 2013, London, Bloomsbury, p. 79-102.

[5B. Mohsenpour, « Philosophy of Education in Postrevolutionary Iran », Comparative Education Review, 32 (1) 76-86, 1988 ; G. Mehran, « Education in Postrevolutionnry Persia : 1979-1991 ». in E. Yarshater. Encyclopaedia Iranica. California, Costa Mesa, Mazda Publishers, 1998 ; S. Paivandi, op. cit, 2006 ; S. Paivandi, Discrimination and Intolerance in Iran’s Textbooks, Washington : Freedom House, 2008 ; S. Paivandi, op. cit, 2013 ; A. Groiss & N. Toobian, The Attitude to the Other and to Peace in Iranian School Books and Teacher’s Guides, CMIP, 2007, ; I. Mohammadi, Le rôle de l’école dans la recomposition de l’identité des jeunes Kurdes dans la République Islamique d’Iran. Thèse de doctorat, EHESS (Paris), 2004.

[6S. Paivandi , op. cit, 2008.

[7Wolfs J.-L. et al, « Les différentes conceptions des rapports entre sciences et religions/laïcité, en particulier dans le champ éducatif », Éducation comparée, 1 : 15-32, 2008.

[8Dans la tradition islamique Umma désigne la communauté des croyants musulmans au-delà des frontières géographiques à l’image de la période mythique de l’islam sous le Prophète.

[9S. Paivandi, op. cit, 2008.

[10Le livre d’enseignement social de l’école primaire, 4e année, 1996, p. 136.

[11J.-C. Filloux, « Michel Foucault et l’éducation », Revue française de pédagogie, 99 : 115-120, 1992.

[12F. Khosrokhavar, A. Nikpey, Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, Paris : Robert Lafont, 2011.