Théâtre iranien, de la propagande à l’insoumission

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Après l’instauration de la République islamique, le théâtre est devenu un outil de propagande pour le nouveau régime. Mais l’émergence d’un ethos démocratique au moment de l’élection triomphale de Mohammed Khatami en 1997, a permis à une nouvelle génération d’artistes de se réapproprier la scène théâtrale en recréant un langage scénique. Loin de la censure une critique mordante de la situation socio-politique trouvait à nouveau à s’exprimer. Le retour des « fondamentalistes » au pouvoir à partir de 2005, conduit désormais les artistes à devoir à nouveau négocier leur inventivité jusqu’à parfois s’autocensurer. L’apparition, au cours de ces dernières années, de nouvelles expériences scéniques agence une politique de contention de l’État islamique, sans que ce dernier puisse pourtant annihiler toute contestation.

Au sortir de la révolution qui donna naissance à la République islamique d’Iran, on pouvait craindre que les forces islamistes qui s’imposèrent au détriment des autres forces politiques révolutionnaires n’interdisent les arts du spectacle. Et le théâtre traversa effectivement une période de désœuvrement suivie d’une période de subordination aux intérêts du régime nouvellement instauré. Mais cette courte phase permit aux interprètes et metteurs en scène d’assurer la légitimité de leur art sous un régime qui ne leur était initialement pas favorable. Or comme le rappelle le critique d’art Hasan Pârsâei dans son article sur la politique culturelle iranienne, les arts de la scène, de par leur nature d’art vivant se jouant en présence d’un public, sont par définition en dialogue avec la société qui les fait émerger.1 A l’image de la société iranienne, le théâtre, porté par une jeune génération d’artistes prêts à en découdre avec l’idéologie officielle, a finalement résisté aux injonctions du credo étatique et contraint les autorités à lui céder une relative autonomie. La liberté d’expression désormais affichée sur la scène théâtrale iranienne est surprenante, à tel point qu’il convient de se demander si l’administration culturelle n’est pas complice de l’émergence de cet espace défiant l’ordre établi. En d’autres termes, le théâtre incarne aujourd’hui une rébellion telle qu’il faut se demander si le régime iranien ne concède pas à dessein cet espace de liberté relative aux artistes et à leur public. Afin de comprendre comment le théâtre iranien parvient aujourd’hui à incarner un lieu de désobéissance au sein même de l’espace public sous contrôle étatique, il semble opportun de revenir brièvement revenir sur le statut du théâtre au cours de la période révolutionnaire, avant de s’interroger, à l’aide de nombreux exemples, sur les modes de contestation de la doctrine officielle mis en œuvre par les artistes.

A l’aube de la révolution de 1979, l’Iran jouissait d’une réputation de vitrine de l’avant-garde artistique qu’il est aujourd’hui difficile d’imaginer.2 Dans un pays possédant un riche patrimoine des arts de la scène,3 le théâtre était un art particulièrement apprécié du public, qu’il s’agisse des spectacles populaires joués dans le fameux quartier de Lâlezâr, ou de pièces plus exigeantes allant des classiques du répertoire international aux nouvelles créations des dramaturges contemporains iraniens.4 Avec la victoire de la révolution, les arts du spectacle furent toutefois rapidement bâillonnés.5 Après un furtif printemps de Téhéran, pendant lequel les spectacles se multipliaient devant un public curieux de découvrir un théâtre libéré de la censure politique du Shah, les forces islamiques finirent en effet par imposer un discours et une idéologie officielle où la liberté d’expression n’avait plus sa place. Les islamistes l’ayant emporté sur les libéraux et les marxistes auxquels ils s’étaient initialement associés dans leur lutte contre le Shah, la censure fit sa réapparition. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, le théâtre ne fut pourtant pas interdit. Son droit de cité dépendait toutefois de sa capacité à se redéfinir dans le contexte de la république islamique nouvellement instaurée. Au lieu de céder à l’inquiétude du clergé conservateur relative aux pratiques théâtrales6 ou à la méfiance politique suscitée par la proximité du milieu théâtral avec la gauche révolutionnaire, les autorités se sont rapidement rendues compte de la valeur didactique du théâtre et de son utilité comme outil de propagande. Elles décidèrent donc d’en faire un lieu où transmettre l’idéologie officielle d’une manière plus attractive que les discours politiques, les émissions religieuses ou les communiqués d’informations diffusés par la radio-télévision de la république islamique. Le théâtre ayant désormais pour vocation première de célébrer le triomphe de la révolution à travers des spectacles portant les idéaux et les valeurs du régime7, la dimension artistique fut reléguée au second plan. La prise de contrôle de la scène théâtrale par les autorités eut toutefois pour effet d’imposer la reconnaissance officielle du théâtre comme un art légitime dans un contexte où les arts du spectacle couraient le risque de totalement disparaître de l’espace public.

Ce n’est qu’après la guerre Iran-Irak et le décès de l’âyatollâh Khomeyni (1989) que l’atmosphère dans le monde du théâtre se mit à changer. A la faveur d’une politique d’émancipation des affaires théâtrales du discours de propagande, les artistes réinvestirent progressivement la scène. Mais c’est suite à la victoire présidentielle de Mohammad Khâtami (1997) et l’accession au pouvoir des réformateurs que le théâtre entra dans une ère nouvelle. Tandis que les libertés individuelles et sociales gagnaient peu à peu du terrain, toute une jeune génération d’artistes s’engouffra dans la brèche ouverte par la politique de libéralisation menée par la nouvelle administration en place.8 Car c’est à ce moment précis que de nombreux dramaturges et metteurs en scène, devenus depuis lors de grands noms du théâtre iranien contemporain, firent leurs premiers pas sur les planches : Naghmeh Samini, Jalâl Tehrâni, Mohammad Ya’qoubi, Mohammad Rezâei Râd, Ali Rezâ Nâderi, Chistâ Yasrebi ou encore Amir Rezâ Kouhestâni. La nécessité d’obtenir une autorisation de représentation restait évidemment à l’ordre du jour, mais le conseil de surveillance et d’évaluation (Shurâ-ye nezârat va arzeshyâbi) en charge d’émettre cette autorisation menaient une politique d’assouplissement de la censure que ces artistes surent exploiter. Le directeur du Centre des Arts Dramatiques de l’époque explique : « Nous ne disions pas aux artistes ce qu’il fallait créer ou pas. Nous leur disions seulement de garder à l’esprit la conjoncture de la société et de considérer les sensibilités existantes par rapport à la religion et à la révolution »9. L’émergence soudaine d’une nouvelle génération d’artistes, elle-même issue de l’importante mobilisation de la jeunesse iranienne et des femmes ayant mené à l’élection de Khâtami, profita de ce relâchement pour métamorphoser le paysage théâtral iranien. Comme l’écrit Willem Floor à propos de cette génération dans son Histoire du théâtre en Iran  : « Les artistes de théâtre s’efforcent de repousser les limites de la censure, et aussi bien les dramaturges que les interprètes sont très créatifs [dans ce domaine] »10. Car ce sont surtout les jeunes adultes éduqués sous le régime islamique qui parvinrent à insuffler un nouvel élan à l’art théâtral grâce à leur remarquable dynamique d’assimilation des contraintes imposées à l’art scénique après la révolution.

Pour traiter les sujets qui leur tiennent à cœur, les artistes apprirent à louvoyer entre les mailles de la censure et le plus souvent, à négocier. Prenons par exemple l’un des thèmes majeurs dont s’occupe le théâtre contemporain iranien : le conflit entre générations – celui qui oppose jusqu’à aujourd’hui la génération de ceux qui ont grandi sous le régime islamique à celle qui a mené la révolution. Un tel sujet ne peut en principe être représenté qu’à la condition que l’intrigue de la pièce soit telle qu’elle apparaisse davantage comme une banale histoire familiale qu’une métaphore socio-politique. L’un des moyens utilisés pour convaincre les censeurs du caractère inoffensif d’un tel sujet consiste souvent à le décontextualiser en le déplaçant ailleurs : soit ailleurs dans l’espace, c’est-à-dire hors d’Iran, soit ailleurs dans le temps, c’est-à-dire à une époque qui ne ressemble pas à la période actuelle. La force évocatrice du théâtre laisse toutefois peu de place au doute. Le public iranien, qui est à grande majorité composé de jeunes adultes et partage en général les mêmes référents culturels que les artistes, saisit facilement la critique du patriarcat, voire parfois l’allusion au Guide Suprême, qui peuvent se cacher derrière une simple histoire opposant une génération à une autre. Ainsi Le réservoir de Jalâl Tehrâni, présenté en 2002 au public iranien dans une mise en scène de l’auteur, raconte l’histoire de deux frères qui cherchent à se venger de leur père suite à la mort inexpliquée de leur mère, immolée dans la pompe/station à essence dont il est le propriétaire. Plutôt que d’affronter directement ce père, qui apparaît toujours à l’ombre des événements sur scène, les frères finissent par assassiner la demi-sœur qu’ils ont hérité/issue du remariage de leur père et s’apprêtent à tuer leur belle-mère dans une même soif de vengeance. Le choix du vocabulaire composant les dialogues, riche en allusions, mais surtout la complexité de la mise en scène, ponctuée de silences et de personnages muets témoins de la déchéance familiale, transforment un texte qui apparaît à la surface comme un simple drame familial en une véritable autopsie de la violence sourde traversant la société iranienne contemporaine. Même le choix du lieu du drame, une station-service comme symbole d’un pays vivant de sa manne pétrolière, n’est pas fortuit. Cette pièce illustre bien la manière dont un banal fait divers peut renvoyer les spectateurs à une réflexion sur le pouvoir dévastateur de la figure patriarcale dont la position d’invulnérabilité finit par susciter des luttes intestines.

Le recours à un texte dont le sens se trouve essentiellement entre les lignes, ou plus précisément, comme le formulent fréquemment les Iraniens, « en dessous » de ce qui est écrit (zir-e matn), n’est toutefois pas toujours nécessaire. Certains metteurs en scène privilégient en effet des spectacles sans paroles où seule la force des images vient exprimer leur message. La censure fonctionnant souvent sur base de critères formels, qui plus est lorsque les censeurs sont privés d’un texte à interpréter, les consignes dictées aux artistes se limitent dans ce cas-là au respect des codes de conduite imposés à n’importe quel espace public en Iran. Les femmes doivent être correctement voilées, s’abstenir de danser et d’entrer en contact physique avec un partenaire masculin. De la même façon, les hommes doivent être décemment vêtus, éviter les comportements vulgaires et se garder de toucher les comédiennes sur scène. Les spectacles muets n’exposant pas, par définition, leur thème de manière frontale, les artistes en profitent pour développer un langage visuel capable d’illustrer des idées ou de susciter des émotions que les spectateurs peuvent saisir grâce à l’imaginaire collectif issu des référents culturels et sociaux qu’ils partagent. Etranges créatures du jeune metteur en scène Reza Servati est le parfait exemple d’un spectacle qui parvient à exprimer une critique mordante de la situation socio-politique en Iran malgré le mutisme de ses protagonistes. Succession de saynètes à l’humour acerbe, le public y découvre une étrange communauté de personnages, hommes et femmes aux physionomies les plus diverses, tous habillés à l’identique de lambeaux et de bandages poussiéreux. Le spectacle s’ouvre sur ce qui ressemble à une scène d’interrogatoire à la fois tragique et absurde figurant des prisonniers aux mains de leurs bourreaux, l’ensemble étant dirigé par un chef d’orchestre suspendu au plafond la tête à l’envers, qui impose le tempo des tortures infligées aux détenus au rythme de l’Hymne à la joie de Beethoven. Le ton du spectacle est ainsi donné : sachant que l’Iran était alors plongé depuis plusieurs mois dans la série d’arrestations massives ayant suivi les élections controversées de 2009, la référence à la répression menée par le régime à l’encontre des contestataires paraît évidente. D’autant plus lorsque l’on sait que les autorités iraniennes s’attachaient à l’époque à nier l’existence d’un mouvement de contestation en promouvant notamment la production de tubes chantant la quiétude et la joie de vivre. A l’image de cette ouverture, les tableaux suivants font tous écho à la menace et l’arbitraire qui pèsent sur les Iraniens jusque dans les scènes de leur vie quotidienne. Par exemple, l’un des tableaux du spectacle représente deux couples s’efforçant de se rapprocher physiquement en même temps qu’ils s’épuisent à maintenir en place la lourde planche autour de laquelle ils sont attablés, ce qui évoque l’un des nombreux cafés de la capitale, régulièrement fermés par l’administration des lieux publics pour atteinte aux bonnes mœurs. Dans le fond de la scène, sur une surface verticale symbolisant les coulisses du pouvoir, on aperçoit une tablée d’obscurs personnages jouant à la roulette russe. Les tableaux suivants sont tout aussi accablants et au final, on voit ces « étranges créatures » flanquées d’écrasantes valises traverser mers et montagnes vers des cieux plus cléments – une référence à l’importante vague migratoire d’Iraniens quittant le pays chaque année. D’un bout à l’autre du spectacle, chaque tableau jette un regard réprobateur sur la conjoncture socio-politique du pays. Pour cela, le metteur en scène a dû contourner la censure en ayant recours à des allusions suffisamment voilées pour échapper à l’interdiction de représentation, tout en maintenant les sous-entendus nécessaires à l’intelligibilité de sa pièce. Véritable caisse de résonance des préoccupations de la société iranienne, ce spectacle illustre parfaitement le savoir-faire et la détermination des artistes de théâtre iraniens à ne pas laisser le passage obligatoire devant la commission de censure étouffer leur voix.

Les artistes de théâtre sont parvenus à créer un langage scénique leur permettant d’aborder des thèmes sensibles, alors qu’il est en général impossible de traiter de tels sujets dans l’espace public. Indépendamment des thèmes évoqués, dont le choix est fortement influencé par l’environnement socio-politique dans lequel travaillent les artistes, c’est parfois simplement l’esthétique théâtrale qui sert à véhiculer le propos des artistes. Leur inventivité est telle qu’ils sont ainsi parvenus à créer de véritables codes de communication avec leur public. Par exemple, l’interdiction de tout contact tactile entre comédiens de sexes opposés, doublée de la mise à l’index de toute évocation directe d’une relation charnelle, pose le défi aux metteurs en scène de la représentation de l’amour physique sur scène. Une femme et un homme s’échangeant voluptueusement un objet, le plus souvent un long voile passant délicatement d’une main à l’autre, est ainsi devenu un grand classique pour exprimer une nuit d’amour sur la scène iranienne. Dans une récente mise en scène de La reine de beauté de Leenane par le jeune Homâyoun Ghanizâdeh, les nombreuses allusions à la relation érotique entretenue entre les deux protagonistes de sa pièce sont tout simplement remplacées par une référence absurde aux lunettes tape-à-l’oeil que portent ses comédiens sur scène. Ainsi lorsqu’ils veulent évoquer leur passion charnelle, ils s’entretiennent soudain de leurs lunettes respectives. Ou bien lorsqu’ils sont sur le point de s’embrasser ou de se toucher, ils s’arrêtent brusquement pour retirer leurs lunettes et les nettoyer d’un mouvement saccadé. La réaction du public iranien est ici sans ambiguïté : de grands éclats de rire accompagnent l’astuce trouvée par le metteur en scène pour faire comprendre aux spectateurs les passages de la pièce que la commission de censure lui avait demandé de couper.

En 2005, l’élection de l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejâd et le changement rapide de ton politique entraîné par son accession au pouvoir, fit craindre aux artistes un retour à la période où seuls le théâtre religieux et les spectacles de propagande trouvaient grâce aux yeux du régime. Mais la jeune génération d’artistes s’étant emparé du paysage théâtral, il était désormais difficile pour la nouvelle administration en charge de la culture de s’en passer sans provoquer une levée de boucliers. La stratégie fut alors de pousser les artistes à l’auto-censure. Les responsables culturels se montraient en effet relativement souples dans la délivrance d’une autorisation de représentation, mais ils faisaient systématiquement peser la menace sur les artistes : en cas de scandale ou d’infraction à des normes et principes directeurs souvent flous, c’est l’interdiction de travailler qui les guettait. Cette apparente politique d’indulgence finit par conduire plus d’un metteur en scène devant les tribunaux. De jeunes artistes tels que Vahid Rahbâni et Atefeh Tehrâni se sont ainsi vu contraints de justifier auprès du pouvoir judiciaire la représentation publique d’un spectacle pour lequel ils avaient pourtant obtenu une autorisation délivrée par le Ministère de la Culture et de la Guidance islamique. En dépit d’un climat beaucoup moins enthousiaste que sous l’administration réformatrice, la scène théâtrale restait néanmoins suffisamment solide pour continuer à proposer ses créations à un public toujours aussi assoiffé d’art et de culture. Même au lendemain de la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejâd en juin 2009, qui fut suivie d’une violente répression des manifestations et d’une vague massive d’arrestations au sein de la société civile, la vitalité du théâtre paraissait à toute épreuve. Dans les mois qui suivirent, les sujets abordés par de nombreuses pièces étaient d’ailleurs directement influencés par les récents événements : Ecrire dans le noir de Mohammad Ya’qoubi mettait en scène les interrogatoires subis par un photographe arrêté pendant les manifestations, Où étais-tu le 8 janvier ? d’Amir Reza Kouhestâni analysait la reproduction sociale de l’oppression subie au niveau individuel, tandis que Romulus de Nâder Borhâni Marand se voulait une allégorie de l’aveuglement et de la déchéance du pouvoir iranien. Malgré les références plus au moins directes à la situation politique tendue de l’époque, pratiquement aucune pièce ne fut interdite de représentation. Et plus paradoxalement encore, alors qu’aucune salle de théâtre n’avait été construite à Téhéran depuis la chute du Shah, plusieurs salles de spectacle ouvrirent leurs portes au public entre 2010 et 2011. Le dynamisme de la scène théâtrale contrastait ainsi avec la dépression ambiante régnant à ce moment-là sur la société iranienne.

L’absence d’une réglementation précise laissant une importante marge d’interprétation aux membres de l’administration théâtrale en place, ce sont des codes et des normes idéologiques floues qui déterminent les conditions d’obtention d’une autorisation de représentation pour un spectacle. Les artistes en profitent pour négocier et parfois bousculer les lignes rouges, quitte à prendre des risques et se voir interdits de scène, voire condamnés à de lourdes amendes, si jamais un tribunal révolutionnaire venait à interférer avec la décision du Ministère de la Culture et de la Guidance islamique d’autoriser un spectacle. Tels des funambules, ces artistes avancent à petits pas, repoussant sans cesse les limites du possible. La création se fait dès lors à tâtons, et pourtant la scène théâtrale continue d’être étonnamment vivante. A quelques mois des élections présidentielles de juin 2013, alors que le mandat des ultra-conservateurs touchait à sa fin, le public téhéranais a par exemple pu assister au premier opéra joué sur une scène iranienne depuis la révolution de 1979. Alors qu’après l’instauration de la république islamique, il est interdit aux femmes de chanter en solo devant un public mixte, la représentation d’une œuvre de Puccini fut l’occasion pour les Iraniens d’entendre une jeune cantatrice chanter la fameuse aria pour soprano O mio babbino caro (Oh mon papa chéri). Le solo ne dura qu’une minute trente à peine, mais entendre la voix d’une femme résonner depuis les planches de la très officielle salle Vahdat n’aurait pas été possible sans le savoir-faire et la persévérance du metteur en scène : outre la difficulté de trouver des interprètes capables de chanter des airs lyriques dans un pays sans aucune formation à l’opéra, et mis à part les efforts nécessaires pour se procurer le financement issu du secteur privé, obtenir l’autorisation de représentation délivrée par des responsables culturels n’ayant aucune expérience concrète du monde de l’opéra a exigé des années de négociation et une inépuisable inventivité. Cet opéra a bien sûr créé un précédent. La mélodie du bonheur, une comédie musicale où le nombre d’airs pour solistes femmes ne se compte plus, était à l’affiche quelques mois plus tard et de nombreux metteurs en scène n’hésitent désormais plus à avoir recours à des solos féminins sur scène.

En dépit de la censure et de l’autoritarisme du pouvoir en place, le théâtre iranien s’est aujourd’hui affranchi de son idéologisation à outrance. Les artistes étant parvenus à prendre distance envers le discours de propagande qui leur avait été imposé à l’issue de l’instauration du régime islamique, de nouvelles expériences scéniques sont devenues possibles, de sorte que même le théâtre expérimental a fini par sortir de la confidentialité des arts « underground » pour être présenté au public iranien. Avec l’arrivée en scène des réformateurs portés au pouvoir par une jeunesse post-révolutionnaire aspirant au changement, l’atmosphère de revendications socio-politiques dominant le pays s’est également emparée du théâtre. En d’autres termes, le renouveau du théâtre iranien coïncide avec l’émergence d’une génération post-révolutionnaire d’artistes et de spectateurs sans laquelle les efforts des responsables culturels réformateurs seraient restés vains. Les huit années d’administration conservatriceont prouvé que peu importe à présent quel gouvernement dirige les affaires théâtrales, les artistes ne sont pas prêts à renoncer à leurs acquis. Certes, il faut admettre que la scène théâtrale est beaucoup moins sous pression que les autres champs artistiques : confiné à l’espace-temps de sa représentation sur scène, le théâtre est plus volontiers toléré par les autorités. Mais à la question de savoir si les entorses à l’idéologie officielle sont délibérément acceptées par le régime afin d’aménager un espace d’hétéronomie à l’élite artistique, il faut répondre que la brèche infligée à l’ordre établi est bien réelle. Que le régime prétende s’en accommoder dans une volonté de circonscrire, voire de désamorcer les critiques ainsi limitées à un espace particulier, ne lui donne pas les moyens de colmater la portée symbolique de cette faille. Car l’art théâtral se dérobant à l’idéologie officielle vient nourrir l’imaginaire du public des salles obscures qui se fait de plus en plus friand des arts de la scène. Le théâtre institue dès lors une sorte d’agora où il devient possible pour les Iraniens d’explorer, dans l’espace public, une réalité sociale défiant le credo étatique. Depuis l’élection d’Hassan Rouhâni à la présidence de la république islamique en juin 2013, le climat d’optimisme et l’espoir que son gouvernement incarne dans un cri de ralliement, a encouragé les artistes à réinvestir la scène théâtrale de plus belle. En dépit des aléas, l’art dramatique s’affiche toujours plus audacieux et l’effervescence de la scène théâtrale en Iran n’a aujourd’hui rien à envier au bouillonnement artistique que la révolution de 1979 était soudain venu interrompre.