Poupée mécanique

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Frough Farokhzad est la première poétesse iranienne contemporaine qui a eu le courage et l’audace de s’exprimer en tant que femme. Remettant en cause les traditions et éthiques religieuses qui cherchaient à enfermer les femmes, Frough Farokhzad transgressait, dans un langage poétique plein de délicatesses et de sensibilités, les interdits sur l’amour, le corps et la sexualité des femmes. « Poupée mécanique » est destiné aux femmes de sa génération. C’est un cri pour qu’elles se réveillent et donnent un sens à leur vie. Plutôt social que politique, dans le contexte policier, ce poème paraissait subversif. Il a été donc adopté par les militant-e-s comme un hymne chanté à diverses occasions signant ainsi leur engagement protestataire.

Poupée mécanique

Plus que cela, Ah oui, Plus que cela,
On peut rester silencieux

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On peut, durant des heures,
D’un regard comme celui des morts,
Fixer, immobile, la fumée d’une cigarette.
Fixer la forme d’une tasse,
Le motif décoloré sur un tapis.
Fixer une ligne imaginaire sur le mur.
On peut, d’une poigne sèche,
Tirer le rideau d’un côté et voir
Qu’au milieu de la rue, il tombe des cordes,
Qu’un enfant, avec ses cerfs-volants colorés
Est debout sous un porche,
Qu’une vieille charrette quitte la place
À une vitesse tumultueuse.
On peut rester sur place,
À côté du rideau, mais aveugle, mais sourd.
On peut crier,
D’un cri fort artificiel, étranger
« J’aime ! »
On peut être dans les bras dominants d’un homme,
Une femelle belle et chaste,
Avec un corps comme une nappe en cuir,
Avec deux gros seins durs,
On peut souiller la chasteté d’un amour
Dans le lit d’un ivrogne, d’un fou, d’un vagabond
On peut mépriser, avec ruse,
N’importe quelle énigme étrange,
On peut ne faire que des mots croisés.
On peut se bercer de la trouvaille d’une réponse absurde,
Une réponse absurde, oui, de cinq ou six lettres.
On peut, toute la vie durant, s’agenouiller,
La tête penchée, devant un mausolée froid.
On peut voir Dieu dans une tombe inconnue.
On peut trouver sa foi en échange d’une petite pièce
On peut pourrir dans les portiques d’une mosquée
Tel un vieux psalmiste.
On peut avoir toujours le même résultat :
Ainsi le zéro dans les déductions, additions et multiplications.
On peut considérer tes yeux dans leurs paupières de colère
Comme le bouton décoloré d’un vieux soulier.
On peut se dessécher comme une flaque sans eau.
On peut cacher avec pudeur la beauté d’un instant
Au fond d’une malle, telle une photo noire, instantanée et ridicule.
On peut accrocher dans un cadre resté vide,
L’image d’un condamné, d’un vaincu ou d’un crucifié.
On peut couvrir la fente du mur avec des masques.
On peut s’incorporer des images encore plus absurdes.
On peut être comme des poupées mécaniques,
Regarder son monde avec deux yeux de verre.
On peut dormir des années dans une boîte de feutre
Avec un corps plein de pailles
Parmi paillettes et dentelles.
Et en serrant n’importe quelle main dévergondée
On peut hurler sans raison
« Ah, que je suis heureux/heureuse ».

Frough Farrokhzad, 1960

Post-scriptum

Traduit par Valérie et Keramat Movallali, Arfuyen 1991.