Familles, je vous adore La Révolution iranienne de 1978-1979 depuis le prisme démographique

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Les grandes choses s’ébauchent. Ce que fait une Révolution est mystérieux. Derrière l’œuvre visible, il y a l’œuvre invisible. L’une cache l’autre. L’œuvre visible est farouche, l’œuvre invisible est sublime. Scruter les statistiques démographiques permet de dire ce sublime, une révolution au creux du corps des femmes, au cœur du corps social.

Avec les révolutions arabes de 2010-2011, une nouvelle occasion se présente pour revenir sur la Révolution iranienne de 1978-1979. D’autant que la seconde, comme les premières, ont su gagner initialement la sympathie d’une opinion publique internationale, qui a laissé assez rapidement la place au trouble puis à la répulsion. À l’évidence, la prise du pouvoir par le clergé chiite en Iran et par les islamistes en Tunisie et en Égypte, constitue la raison principale de ce renversement de l’opinion, notamment en Occident. En Iran, la stigmatisation de la République islamique a entraîné celle de la Révolution qui lui avait donné naissance. Dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, la stigmatisation des gouvernements mis en place suite à ces révolutions a entraîné le déni même de ces révolutions, désignées très souvent par « Printemps arabe ». Elles n’auraient été que « soulèvements populaires », ou l’expression de l’impérialisme occidental affirmé par la quête constitutionnelle.

Il semble, en effet, que l’issue immédiate de ces révolutions a été hautement déterminante pour ne pas les reconnaître en tant que phénomènes révolutionnaires dotés d’un potentiel émancipateur. Pour ce qui concernait l’Iran, cette lecture de la révolution, était, du reste, confortée par les événements violents des premiers mois, des prises de position violemment anti-occidentales de nouveaux dirigeants qui ont aussitôt institutionnalisé les règles islamiques et imposé un ordre moral et vestimentaire rigoureux. Pour l’opinion publique internationale, l’Iran avait alors basculé dans une utopie réactionnaire, réprouvant de manière indifférenciée tous les changements sociaux, économiques et politiques survenus au cours des précédentes décennies sous la monarchie.

Dans ce regard porté, la société tout entière était supposée en symbiose avec la République islamique, l’une apparaissant indissociable de l’autre. Pourtant l’examen des contrecoups de la Révolution de 1978-1979 ne permet pas de donner crédit à cette représentation. L’émergence des mouvements citoyens et protestataires depuis notamment le début des années 1990, confirme au contraire que la Révolution a joué un rôle prépondérant dans la transformation radicale de la société et laissé des traces profondes.

Ainsi, nous avons pu déceler à travers l’examen de la transition de la fécondité survenue après l’instauration de la République islamique, une remise en cause des injonctions religieuses et du modèle traditionnel de la famille. Le contrôle de leur fécondité par les femmes elles-mêmes, indique, en effet, l’affaiblissement de l’ordre patriarcal et, par-là même, celui du pouvoir du groupe de parenté au profit d’une logique d’autonomisation des familles et des individus. Il met en évidence la résistance aux valeurs traditionnelles et religieuses, voire le rejet de ces valeurs, que l’État islamique, dès son établissement en 1979, a cherché, par tous les moyens, à imposer dans la sphère privée et familiale iranienne. Il s’agit là de modifications en profondeur des dynamiques d’une société qui s’était structurée selon les règles d’un ordre désormais largement obsolète.

baisse spectaculaire de la fécondité

Durant les décennies précédant la Révolution, les valeurs traditionnelles patriarcales encore prédominantes limitaient la place de la femme à l’espace domestique dans lequel elle assurait un rôle d’épouse soumise et de mère de nombreux enfants. Conformément à ces traditions, la fertilité de la femme constituait pour elle un gage de prolongement d’une vie conjugale menacée par la répudiation qui sanctionnait, en premier lieu, l’infécondité. La procréation et l’éducation des enfants formaient, en conséquence, l’identité et la fonction unique de la femme. En conséquence la fécondité des Iraniennes s’avérait très élevée, en 1966, par exemple, chaque femme iranienne mettait au monde en moyenne 8 enfants [1]. L’emprise des traditions fut telle à cette époque que la politique de planification familiale du gouvernement monarchique (1967-1977) n’atteignit même pas ses objectifs minimaux. En dépit d’un déploiement de moyens considérables, seulement 11 % des femmes âgées de 15 à 44 ans suivirent, semble-t-il, le programme de contrôle des naissances en 1977, dernière année de son application. Dans ces conditions, la fécondité ne baissa que très lentement et à la veille de la Révolution, chaque femme mettait encore au monde 7 enfants en moyenne.

Après la Révolution, la République islamique pour des motifs politiques et non religieux [2] mit fin aux programmes de planification familiale. Si l’État islamique stoppa les campagnes de contrôle des naissances, il n’interdit pas pour autant l’usage des contraceptifs, clairement autorisé par une fatwa prononcée par l’Ayatollah Khomeiny en septembre 1979 [3]. Les démographes, principalement en Occident, ne tardèrent pas alors à réagir, pronostiquant une hausse de la fécondité en raison de l’abandon de la planification familiale. Contre toute attente, après une courte période de stabilité (1979-1985), la fécondité recommença à baisser dès 1986 et cette fois-ci à un rythme effréné. Le constat allait encore à l’encontre des prévisions hâtivement établies : dans cette République islamique favorable au renouvellement ou au maintien des valeurs traditionnelles, la fécondité est passée de 6,4 enfants en 1986 à 1,9 enfants en 2013. La baisse la plus spectaculaire est survenue entre 1986 (6,4 enfants) et 2000 (2 enfants) [4], soit une baisse de 70 % en l’espace de 15 ans [5]. Cette chute fait de la transition démographique iranienne l’une des plus rapides de l’histoire et remet en cause tous les commentaires et toutes les analyses qui, en négligeant la dynamique de la société, avaient hâtivement conclu au renversement de la courbe iranienne de fécondité.

Cette transition de la fécondité est l’illustration par excellence de la capacité d’une société à inventer sa modernité en dépit d’un contexte politique et juridique défavorable. Le déclin de la fécondité étant difficilement concevable sans transformation globale de la société et sans le changement de la situation de la femme, il témoigne avec éloquence des conséquences imperceptibles de la Révolution de 1978-1979.

Le déclin de la fécondité montre la capacité d’une société à inventer sa modernité.

En effet, le processus révolutionnaire et le processus transitionnel avaient conduit à une transformation accélérée de la société iranienne. En conséquence, la situation de la femme au sein de la famille a évolué très rapidement. Cette mutation d’importance peut être appréciée à travers l’examen de la tendance de l’âge au premier mariage des femmes et de leur pratique contraceptive. Bien que l’État islamique ait rabaissé, dès mars 1979, l’âge minimum légal au mariage des femmes de 18 ans à l’âge pubertaire (souvent fixé à 9 ans), l’âge moyen au premier mariage des femmes n’a cessé d’augmenter, en raison de l’allongement des études et de la modernisation des aspirations familiales. Il est passé de 19,7 ans en 1976 à 24 ans en 201 [6]. Également, en dépit de l’absence des campagnes de limitation des naissances entre 1979 et 1989 [7], la proportion des femmes mariées âgées de 15-44 ans ayant recouru à un moyen contraceptif a continué de croître, passant de 11 % en 1978 à 74 % en 2000 [8].

Si la hausse continue de la fréquence des pratiques contraceptives des femmes explique, en grande partie, la baisse importante de la fécondité observée depuis 1986, il ne faut pas se tromper : la chute de la fécondité n’avait pas attendu la reprise énergique de la planification familiale par l’État islamique (décembre 1989). Elle avait déjà baissé de 1,7 enfant entre 1978 et 1989. En réalité, l’ampleur de cette diminution dans les années 1990 est d’abord le fait des femmes. Leur choix fut seulement simplifié par les moyens proposés par la planification familiale sous la République islamique. L’État religieux s’est contenté d’accompagner les femmes dans leur projet. Mais en créant les conditions de leur réussite, il a incontestablement accéléré cette tendance à la baisse de la fécondité.

La motivation des femmes iraniennes au regard de la maîtrise de leur fécondité reflète l’évolution globale de la société, celle-ci ayant su aller contre un contexte très favorable au renouvellement ou au maintien des valeurs traditionnelles, et imposer de nouvelles orientations qui redéfinissaient en profondeur la situation de la femme. Mais les femmes durent parcourir un long chemin pour y parvenir : leur participation massive à la Révolution fut déterminante pour montrer, à elles-mêmes d’abord et à la société tout entière ensuite, le rôle qu’elles étaient capables de jouer au bénéfice de la société. Fortes de cette expérience unique, comme légitimées par un pouvoir qu’elles avaient contribué à installer, elles ne reculèrent pas face à la législation islamique et aux autres mesures restrictives prises à leur égard.

démocratisation des relations familiales

Le recul de la fécondité et, en conséquence, la réduction de la taille de la famille, ont partout modifié les relations affectives entre les conjoints et entre parents et enfants. Dans le cas de l’Iran, cette transformation signifie aussi l’ébranlement de l’ordre patriarcal fondé sur la subordination des femmes aux hommes et des cadets à l’aîné [9]. Si l’on admet que le contrôle de la fécondité provient d’une prise de conscience par les femmes de leur rôle, il est alors certain qu’elles sont parvenues à s’imposer au sein du couple comme un partenaire à part entière et qui a son mot à dire sur le nombre d’enfants désirés. En se réappropriant leur fécondité, les femmes sont sorties de l’espace de la domination masculine pour gagner dignité et égalité10 [10]. Par ailleurs, en diminuant considérablement la taille de la fratrie, la baisse importante de la fécondité a réduit sensiblement les possibilités de rapports hiérarchiques entre frères et sœurs [11].

Désormais les relations établies au sein de la famille sont fondées sur le dialogue et le respect réciproque, comme le confirment les résultats d’une enquête sociodémographique que nous avons réalisée en Iran en 2002 [12]. En effet, une grande majorité des femmes interrogées déclarent décider avec leur conjoint des questions en rapport avec les enfants aussi bien que des questions plus matérielles. Elles refusent ainsi de jouer exclusivement le rôle d’épouse soumise et de mère de nombreux enfants. La plupart d’entre elles sont pour l’égalité des droits entre hommes et femmes dans l’accès à l’éducation, à l’emploi et dans le choix du conjoint. Ce sont surtout les plus jeunes et les plus instruites d’entre elles qui aspirent à une égalité entre les sexes aussi bien dans le domaine familial que dans le domaine socio-politique, même si le contexte politique et juridique ne s’y prête pas [13].

Étant donné les résultats de notre enquête, les femmes ont donc réussi à modifier leur situation dans la vie familiale et sociale en dépit de lois et de règles qui ne leur reconnaissent pas l’égalité des droits avec les hommes. Certes, elles sont encore loin de vivre un rapport égalitaire avec leur conjoint, mais les progrès notables qui ont permis aux jeunes générations de réduire assez vite leurs écarts avec les hommes laissent penser que ces changements sont possibles et qu’ils ne tarderont pas à émerger. Nous pouvons, en conséquence, penser que la famille constitue le lieu où les femmes ont réussi à ébranler l’ordre patriarcal pour y établir un rapport équilibré entre les sexes et les générations. Ces expériences cumulées depuis la Révolution et le nouveau rapport qu’elles semblent vivre avec leur conjoint sont sans doute à l’origine de leur prise de conscience pour contester le système politique et les discriminations faites aux femmes.

La réduction de la taille de la famille a partout modifié les relations affectives entre les conjoints et entre les enfants et leurs parents, ébranlé l’ordre patriarcal.

La nouvelle génération de jeunes s’est construite dans cet environnement sociodémographique. La crise économique endémique, d’une part, et la modernisation du marché du travail ainsi que celle des aspirations familiales, d’autre part, ont conduit la jeunesse iranienne à allonger la durée de sa scolarité, notamment dans le but d’augmenter ses chances de décrocher un emploi stable. Par conséquent, l’âge au premier mariage des jeunes n’a cessé de croître, contribuant alors au prolongement de la durée de cohabitation des jeunes avec leurs parents et par-là même à l’allongement de la durée de la « jeunesse » [14]. Cette configuration est inédite dans l’histoire de la famille iranienne. Pour la première fois au sein de ces familles, cohabitent durablement des jeunes dont le niveau scolaire dépasse celui de leurs parents, notamment celui des pères. À la hiérarchie des classes d’âges se succède alors la hiérarchie du savoir qui modifie par-là même les relations intergénérationnelles [15]. Selon les résultats de notre enquête de 2002, les rapports entre parents et enfants et en particulier entre les pères et leurs enfants sont désormais établis davantage sur le dialogue, et peut-être même sur le conflit, que sur les traditionnels comportements d’obéissance et de soumission émanant de l’ordre patriarcal. Il apparaît ainsi que suite à la Révolution de 1978-1979, s’établit, dans une majorité écrasante des familles, urbaines comme rurales, un nouveau rapport intergénérationnel que nous qualifions de « démocratique ».

Avec la transition de la fécondité survenue suite à la Révolution de 1978-1979 la société iranienne est entrée indubitablement dans une ère nouvelle de son histoire. L’œuvre des jeunes femmes plus instruites que leurs aînées et qui, dans un contexte social propice, réussirent à s’approprier une attitude reproductive moderne. On peut même penser qu’avec le déclin de la fécondité et la démocratisation des relations familiales, les jeunes continuèrent, en quelque sorte, leur révolution. ■

Post-scriptum

Marie Ladier-Fouladi, socio-démographe, spécialiste de la société iranienne, est directrice de recherche au CNRS (IIAC/TRAM, EHESS).

Notes

[1Ladier-Fouladi M., Iran Un monde de paradoxes, Nantes, L’Atalante, 2009.

[2Il faut noter que l’islam n’est pas contre l’usage des contraceptifs.

[3À la suite de cette fatwa, les dispensaires et les centres sanitaires se réorganisèrent et continuèrent de distribuer gratuitement les moyens contraceptifs, bien que de choix restreint en raison de l’instauration d’une économie de rigueur suite à l’embargo économique contre l’Iran et au coût élevé de la guerre. Les contraceptifs étaient aussi mis en vente dans les pharmacies à des prix abordables.

[4Iran Demographic and Health Survey, Tehran, UNICEF, 2000

[5À titre de comparaison, la France a pris 150 ans pour faire baisser de moitié sa fécondité.

[6Selon les résultats du recensement iranien de 2011, sources : Centre statistiques d’Iran.

[7Il importe de noter qu’en décembre 1989, la République islamique dans une logique d’adéquation aux ressources, revint sur sa décision et adopta une politique démographique néomalthusienne.

[8Iran Demographic and Health Survey, 2000, op. cit.

[9Fargues Ph., Générations arabes, l’alchimie du nombre, Paris, Fayard, 2000.

[10Héritier F., « Vers un nouveau rapport des catégories du masculin et du féminin » in : E. E. Beaulieu, F. Héritier et H. Leridon (éd.) Contraception : contrainte ou liberté ?, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 37-52.

[11Fargues, Ph., 2003, « La femme dans les pays arabes : vers une remise en cause du système patriarcal ? », in : Population & Sociétés, n° 387.

[12Ladier-Fouladi M., « Démographie, femmes et famille : relation entre conjoints en Iran postrévolutionnaire, Revue Tiers Monde, vol. 46, n° 182, 2005, p. 281-305.

[13Ladier-Fouladi, M., 2009, op. cit.

[14Ladier-Fouladi, M., « La nouvelle jeunesse iranienne : principale protagoniste du changement », Espace, Populations, Sociétés, n° 2, 2011, p. 291-303

[15Fargues Ph., 2000, op. cit.