Le cinéma iranien et la Révolution de 1978-1979

par

Le cinéma iranien et la Révolution de 1978-1979

Le Shah souhaite ainsi que le cinéma participe à l’adhésion des intellectuels à son régime. Or ce cinéma montre les déstabilisations sociales et morales de l’Iran prérévolutionnaire. A ce titre le cinéma est une source historique à décrypter et à traverser. Les couacs de la modernisation atteignent tous les mondes sociaux y compris les mondes modernes et intellectuels. Les trois films choisis ici ont statut d’échantillon remarquable.

A la fin des années 1960, l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes connus comme « intellectuels » et « engagés » fait subir des changements profonds à la thématique et à la structure de la plupart des productions cinématographiques iraniennes. Leur cinéma s’inscrivait dans le mouvement de modernité intellectuelle du pays mais il se distinguait très souvent par son pessimisme et son langage symbolique et codé. Ce qui a semé le trouble et le désordre dans la tranquillité de façade de l’époque Pahlavi (1925-1979) et placé d’emblée ces œuvres, parfois malgré leurs intentions de départ, à l’opposé de l’ordre culturel de la monarchie qui leur faisait subir de dures et grotesques censures.

Photogramme de La vache de Dariush Mehrjui

Il convient de préciser que jusqu’au milieu des années 1960, en Iran à l’instar de l’Egypte et de l’Inde, s’est développé un cinéma commercial au détriment du cinéma d’auteur des jeunes cinéastes tels qu’Ebrahim Golestan [1] et Farrokh Ghaffari [2], etc. En effet, durant ces années, la culture en général, et le cinéma en particulier, occupaient peu de place dans les ambitions royales de la modernisation du pays. L’unique projet de l’Etat monarchique pour l’industrie cinématographique se résumait à promouvoir des films documentaires pour des questions pédagogiques mais surtout à des fins de propagandes politiques.

Photogramme de La vache de Dariush Mehrjui

Après le mariage du Shah avec Farah Diba (décembre 1959), francophile et d’une éducation libérale, l’Etat monarchique, sous l’influence de celle-ci, a défini une nouvelle politique culturelle. La nouvelle épouse, passionnée des arts et de la culture, convaincue de la légitimité politique du Shah et de l’efficacité de ses reformes, a cherché à faire adhérer au système monarchique les intellectuels et les artistes de tout bord en les absorbant dans de nouveaux projets culturels représentant la modernisation du pays.

C’est donc dans ce processus que des institutions culturelles adéquates [3] ont été créées et les cinéastes, tels qu’Ebrahim Golestan, Farrokh Ghaffari, Bahram Beyzai, Parviz Kimiavi, Kamran Shirdel, Dariush Mehrjoui, Nasser Taghva’i, Abbas Kiarostami et Sohrab Shahid Sales, etc., ont pu s’exprimer dans cet espace toléré d’expression artistique [4].

Dans ce travail, notre objet consiste à saisir à travers le récit et le contenu, toujours à double tranchant politique et social, de trois films importants, réalisés par ces nouveaux cinéastes, les signes imperceptibles de désordres, de malaises sociaux et de changements dans l’Iran pré-révolutionnaire. Il s’agit de (La vache) (1969), « Sérénité en Présence d’autrui »(1973) et « Les Cerfs » (1975).

Notre choix porte sur ces trois films car ils représentent par leur contenu, leurs formes et par leurs retentissements dans l’opinion publique iranienne le climat social de début des années 1970 caractérisé par un vif malaise social, politique et idéologique :

Gâv (La vache) (1969) est le premier film iranien qui traitait le monde rural dont le scénario résultait, aussi pour la première fois, d’une collaboration entre un cinéaste, Dariush Mehrjoui, et un intellectuel engagé, l’écrivain Gholam-Hossein Sa’edi. En introduisant un rythme lent et une narration allégorique dans le cinéma iranien ce film se distinguait d’autres productions iraniennes de l’époque et a fait sensation à la Mostra de Venise [5] 1971 et à Cannes en 1972.

Photogramme de La vache de Dariush Mehrjui

Son histoire tirée d’un recueil de nouvelles de Sa’edi s’inscrit dans le contexte social de l’Iran marqué par les réformes de Mohammad Reza Shah Pahlavi, lancées dès 1962, qui étaient destinées à la modernisation socio-économique de l’Iran. En 1969, le bilan de ces réformes s’avérait encore négatif [6]. La réforme phare, agraire, qui devrait contribuer au développement des grandes exploitations agricoles avait provoqué un dur endettement du monde paysan et un exode rural catastrophique [7]. Dans les autres secteurs, les fameux plans quinquennaux n’avaient contribué qu’au développement du secteur tertiaire en laissant les secteurs vitaux à la traine.

Certes une classe d’industriels avait émergée mais en dépendance totale de l’Etat et des technologies étrangères. L’économie restait encore entièrement rentière et la seule et véritable source de revenu du pays résidait toujours dans l’exploitation pétrolière [8]. La conséquence directe de cette évolution était l’apparition et l’expansion sauvage d’une société rentière de consommation et de vastes classes moyennes technocrates, fonctionnaires et libérales.

Notre deuxième choix est porté sur le film « Sérénité en Présence d’autrui » (1973) car il est le seul film de cette période qui traitait précisément et exclusivement de ces couches sociales urbaines, les premières bénéficières de la modernisation royale et considérées comme les soutiens populaires de la monarchie. Le scénario tiré encore d’une nouvelle de Sa’edi et écrit avec sa collaboration, vise non seulement ces classes moyennes urbaines mais aussi l’ambiguïté de la situation des intellectuels issus de ces mêmes réformes de l’Etat monarchique.

Photogramme de La vache de Dariush Mehrjui

Le choix de « Les Cerfs » (1975) s’explique par le contexte du début de la crise sociale du pays, la position des intellectuels et surtout par l’intensification des activités des différents groupes de la guérilla urbaine contre la monarchie [9]. Tandis que les récits des deux premiers sont symboliques et énigmatiques celui de « Les Cerfs » (1975) est plus direct, comprenant les personnages palpables et une intrigue simple qui rappelle celui des films d’action populaire. « Les Cerfs » se veut un hymne à la fois héroïque et tragique de l’union entre le peuple et ses intellectuels.

Affiche pour « Les cerfs »

« La Vache », de Dariush Mehrjoui, est le récit tragique d’un villageois, Hassan, propriétaire de l’unique vache de son village, qui sombre dans la folie suite à la mort de l’animal. Le village décrit est à l’image de l’Iran. Un peuple de producteurs a disparu au profit d’un peuple dénué d’outils de production, réduit au statut de consommateur et qui ne dispose plus de sa capacité de réflexion et de jugement.

A l’opposé des images idylliques habituelles des films ruraux iraniens des années 1960, bien loin de celles d’Albert Lamorisse (1922-1970) dans « Le Vent des amoureux » (1970), « La vache » nous projette dans un village, pauvre, poussiéreux, triste, sans verdure et sans ruisseau. Egaré, en attente et vidé de tous ceux qui pouvaient le rendre véritablement debout et vivant. Rien n’indique la nature de l’activité de ce village ; aucun outil ou champ cultivé, aucun troupeau à l’horizon.

A l’exception de quelques détails, le spectateur a du mal à distinguer la position des personnages du récit. Le chef du village n’est pas plus adroit que les autres. Islam, (ce prénom s’écrit et se prononce exactement comme l’Islam, la religion) l’un des personnages centraux, « l’homme qui sait tout » et vers qui les yeux se tournent à chaque difficulté, n’a pas de compétences particulières. Les femmes, cachées sous leurs voiles traditionnels, n’existent que pour servir, donner le plaisir ou encore accomplir les rites religieux et défendre les superstitions.

Noyés dans leur tranquillités autour d’un bassin d’eau stagnante, on dirait que ces villageois n’ont rien à faire sinon attendre à l’abri des murs ou derrière les fenêtres et regarder les choses et le temps passer. Seule l’angoisse de voir des voleurs étranger faire intusion ou encore le plaisir sadique de regarder martyriser le fou du village sous prétexte d’un jeu enfantin, les fait sortir de leur torpeur ou les fait sourire. Un sourire malsain qui est mis en contraste dans la première séquence du film avec la joie bien profonde d’Hassan en train de laver soigneusement sa vache dans la fraîcheur d’un cour d’eau en dehors du village.

Ces images sans concession d’un monde villageois stagnant sont en quelques sorte celle du désespoir et de la désorientation politique et sociale de l’Iran de l’après Mossadegh, le Premier ministre libéral et nationaliste renversé en 1953 par un coup d’Etat. Planifié et financé par la CIA, ce renversement avait bénéficié de l’aide et du consentement d’une partie du clergé, de la mobilisation des notaires et des chefs des bandes de voyous. [10] Les organisateurs de ce coup d’Etat avaient profité de la crédulité populaire pour mobiliser une partie de la population des grandes villes et en neutraliser d’autres. Par la suite, le Parti communiste, « Toudeh », le plus grand et le plus populaire parti de l’histoire de la gauche iranienne, fut démantelé. Ses chefs s’enfuirent à Moscou, en trahissant et sacrifiant leur base.

Gholam Hossein Sâ’edi et le réalisateur, Dariush Mehrjoui, décrivent un Iran trahis par ses chefs, ses partis, ses religieux et même par lui-même. Cet Iran ignorant, crédule était égaré par les belles promesses non tenues des réformes, quand l’opposition réactionnaire du clergé inquiet de la perte des ses privilèges s’agitait contre le droit des femmes [11]. L’Iran décrit n’a rien à produire ni à donner et ne trouve rien d’autres que la superstition pour sauver son âme.

Hassan, le personnage principal du récit, est le seul qui s’aventure à l’extérieur du village pour nourrir et faire vivre sa « Vache », c’est le seul qui a quelque chose à donner. Possédant l’unique vache du village, il fournit tout le lait du village et pourtant loin d’être riche, il vit avec sa femme dans une maison semblable aux autres et travaille loin du village, quand il peut, comme ouvrier. Dès le sublime générique de début, nous voyons que Hassan est inséparable de son animal, il le lave affectueusement, le nourrit à la main, l’entoure et quand c’est nécessaire, dort même dans son étable.

Un jour pendant que Hassan est parti travailler sur un chantier, la vache meurt sans qu’on sache comment. Les villageois, alertés et inquiets de la réaction de Hassan, enterrent, sur le conseil d’Islam, le cadavre de la vache au milieu du village. Ils emprisonnent le fou du village pour qu’il ne divulgue pas la vérité et quand Hassan revient, ils prétendent que la vache s’est enfuie. Mais Hassan refuse d’accepter la fuite de l’animal. Profondément atteint et abasourdit, il s’identifie totalement à sa vache, et sombre graduellement dans la folie ce qui met tout le village en émoi.

Les femmes sortent donc les talismans et les charmes, organisent une procession dans l’espoir de conjurer le mauvais sort. Mais l’état d’Hassan ne cesse de se dégrader. Après bien des hésitations, Islam et deux autres villageois le ligotent pour l’emmener à la ville afin de le faire soigner. En chemin sous la pluie battante, dans les boues, Islam, l’homme sage du village, à la limite de ses forces, face à Hassan qui résiste, prend une branche et le frappe, en criant « vas-y sale bête ». Hassan le regard accablé, tourmenté, comme s’il venait de perdre son dernier espoir, s’enfuit, tombe dans un ravin et meurt.

Après cette fin tragique, le rythme de vie habituelle du village reprend et les mêmes vieilles femmes qui avaient organisé la procession préparent maintenant, avec le même air triste, un mariage suspendu par la parenthèse de la folie d’Hassan.

Ce récit existentiel est celui de la dépossession des Iraniens de tout ce qui pouvait relever de leur indépendance matérielle et mentale. Ce n’était pas seulement une critique politique contre la monarchie mais aussi une remise en question de la société iranienne, qui doutait de son pouvoir d’agir et, lasse des tumultes d’un passé proche, se laissait convaincre de la nécessité d’un ordre monarchique et d’une société de consommation.

« La Sérénité en Présence d’autrui » le film de Nasser Taghva’i, est une adaptation d’un texte de Sâ’edi. Dans ce récit toujours existentiel, nous entrons de front dans la nouvelle société iranienne par un gros plan sur une famille urbaine en tourmente.

Sérénité en présence d’autrui (1973)

Un colonel à la retraite après avoir vendu son usine de volailles en province revient dans la capitale accompagné de sa jeune épouse Manijeh, pour s’installer dans la maison familiale auprès de ses deux filles, issues de son premier mariage, sans les avoir consultées ou prévenues. Cette arrivée inattendue, perturbe le rythme de vie de ces jeunes femmes, habituées à la vie moderne et libre des années 1970 à Téhéran. Infirmières dans un hôpital, elles organisent souvent des soirées avec leur bande constituée de jeunes médecins et d’intellectuels qui tuent l’ennui en écoutant de la musique occidentale, en consommant de l’alcool et du sexe, les signes par excellence de la modernité de l’époque.

L’objectif principal du réalisateur consiste à mettre en scène les désarrois de ces personnages, qui sont pourtant censés représenter le bonheur matériel et social de l’époque. En 1973, la date de sortie du film, l’Iran vivait dans l’euphorie d’une croissance économique. Ce qui allait de pair avec le développement rapide et constant de la consommation. Il s’agissait des années folles de fêtes et de célébrations débutées en 1967 par la grandiose fête du couronnement du Shah, Mohammad Reza Pahlavi, poursuivies par le grand festival international annuel des Arts à Chiraz. Le paroxysme est atteint en 1971 avec les cérémonies fastueuses à Persépolis pour célébrer les 2500 ans de la monarchie en Iran. Les classes moyennes émergentes et grandissantes, considérées par le monarque, comme ses soutiens naturels sont les premières bénéficiaires de cette modernisation [12]. Téhéran comme vitrine de la réussite et du progrès de l’Iran était en effervescence. L’Iran du Shah, « la terre des Aryens » se voulait le « berceau de la civilisation », et le « futur Japon du Moyen-Orient ». Les Iraniens, et au premier rang, les classes moyennes exaltées en permanence par les tribunes officielles dans leur fierté et supériorité raciale et historique, étaient invités à participer au renouveau de cette grandiose civilisation. Bien que la guérilla urbaine ait commencé à multiplier ses actions, le Shah était au zénith de ses ambitions régionales et internationales et rien ne semblait pouvoir inquiéter ses rêves de grandeurs.

« La Sérénité en Présence d’autrui » nous décrit l’envers de ce décor de spectacle festif : les signes d’une indigestion sociale, du tiraillement des Iraniens pris dans leurs propres contradictions et névroses. La maison familiale dans laquelle se déroule la plus grande partie du film nous révèle les premiers signes de ce monde et de ses discordances. Tandis qu’en 1973 la modernisation urbaine de Téhéran battait son plein et qu’habiter les appartements des nouveaux quartiers du nord de Téhéran était le summum de la modernité, les filles du Colonel vivaient encore dans un vieux quartier traditionnel, dans la vieille maison bourgeoise familiale à l’architecture du début du XXème siècle.

La première image s’ouvre sur l’entrée de la maison, d’une décoration minimale et froide. Nous pouvons y voir furtivement dans un cadre l’image d’un autre. L’une des jeunes femmes, habillée de sa tenue d’infirmière, après avoir vaporisé le désodorisant dans l’entrée, s’isole dans une chambre et se déshabille en attendant son amant. Par la suite, la courte conversation intime mais détachée entre les deux amants sur la vie de couple, la famille et l’amour nous suggère un tableau « moderne » des rapports qui existent entre ces deux amants. Mais la sonnerie de la porte qui annonce l’arrivée du vieux père, le Colonel comme le symbole du patriarcat et ensuite la réaction embarrassée et coupable de la jeune femme vient froisser brusquement cette image et révèle l’instabilité et la fragilité des situations et des existences.

Dés sa première apparition, le vieux colonel semble perturbé et mal à l’aise. Il se sent ignoré et diminué dans ce nouvel environnement et se venge violemment sur la silencieuse domestique d’origine modeste, Ameneh, à qui il reproche constamment de lui avoir manqué de respect. Mélancolique et brumeux, il doute à la fois de sa présence et de son passé. Il se souvient et regrette son autorité en même temps qu’il voit et entend les cris de ceux qu’il avait fait souffrir ou peut-être torturé. Sa jeune épouse, ancienne institutrice provinciale, bien accueillie par les filles du Colonel - qui ont d’ailleurs presque son âge -, se montre discrète et hésitante mais participe volontiers aux activités mondaines des filles : le salon de coiffure, le shopping et enfin l’organisation d’une soirée entre amis. Mais elle n’oublie jamais le vieux Colonel à qui elle porte avec la patience, les soins d’une épouse fidèle et aimante.

Le Colonel incarne l’autorité patriarcale en disparation comme le suggère bien l’affiche du film. Il est respecté mais comme il le répète constamment, il est ignoré. Quant à son épouse, Manijeh, la petite bourgeoisie provinciale, elle a été avant son mariage avec le Colonel, une très bonne et passionnée institutrice. Mais elle a laissé sans hésiter ses élèves à l’école pour prendre soin de ce colonel autoritaire. Cependant, ses gestes hésitants et ses regards tristes nous informent de ses doutes sur sa véritable place. Les filles du Colonel, Mahlagha et Maliheh, les modèles par excellence de la modernité téhéranaise : jeunes, jolies, indépendantes et libérées. Malgré leur entrain, elles semblent toutefois touchées par le doute et dépassées par ceux qui les entourent. L’une est face à une grossesse non désirée, un mariage incertain et sans amour et l’autre fatiguée de ses aventures et de ses jeux amoureux, n’arrive pas à se définir et s’enferme sur elle-même.

Le tableau des personnages se complète par Atashi et Sepanlou, deux amis parmi la bande. Symbolisant le milieu intellectuel, ils sont à la fois unis par leur origine et leur façon de vivre et opposés par leurs discours. Atashi est un intellectuel sensible et tourmenté que l’on sent d’ailleurs, attiré par la jeune épouse du Colonel. Malgré sa présence dans cette bande de fêtards, il refuse par son discours de céder à la futilité de cette vie et à l’injustice sociale ambiante. Au cours d’une discussion violente, il reproche aux autres d’avoir accepté « le mépris », « de s’être adonné à l’argent facile » et à « la paresse » intellectuelle. À l’opposé de lui se trouve son ami de longue date Sepanlou, l’amant de la fille ainée, Maliheh, un bon médecin, riche et séducteur, produit emblématique de la modernisation et de la réussite sociale promise à l’époque. Il connait bien le discours d’Atashi, mais il le méprise et le juge non productif. Sepanlou ne songe sans scrupule qu’à sa réussite personnelle et aux plaisirs de la chair.

A cours d’une soirée, le Colonel est pris d’une nouvelle crise de délire paranoïaque et agresse de nouveau violement la domestique Ameneh, en lui reprochant de parler sans parler. Sepanlou tente de consoler Maliheh qui semble être bouleversée par cet épisode malheureux, mais il finit par se laisser séduire par l’une des filles de la soirée et couche avec elle sous les yeux de Mali’hay choquée et désemparée.

Le lendemain matin, le Colonel est interné dans un hôpital psychiatrique et le même soir, Maliheh, la fille aînée, se donne la mort dans sa chambre.

Dans la séquence finale, Manijeh à l’hôpital est à la recherche de la chambre de son mari, le Colonel. Elle ouvre une chambre où nous Atashi est alité. Indifférente elle referme silencieusement la porte et s’en va pour retrouver son mari et prendre soin de lui avec la même attention qu’auparavant.

Il s’agit d’une image sombre de la société iranienne en mal d’existence face à la modernisation du Shah [13]. Ce filme, contrairement à ce qui a été souvent écrit par les critiques, n’est en aucun cas une dénonciation de la morale et du mode de vie de l’époque monarchique [14], mais une description de la société iranienne névrosée et déchirée entre ses plaisirs, ses discours et ses cadres. Le réalisateur, Nasser Taghva’i vise dans ce film plutôt les classes moyennes et ses intellectuels incapables de se définir dans le nouveau contexte [15]. Il met en scène une société en transition où ces hommes et ces femmes rêvent de la liberté et du bien-être promis mais ils ne trouvent que des illusions, des objets, des gestes et le sexe à consommer. Les remèdes à leurs mal-être s’avèrent bien limités : se laisser noyer dans le bonheur qu’on leur offre comme le personnage du « Docteur » ou rejeter tous ce monde en se donnant la mort physique ou encore mentale comme Maliheh et Atashi.

Mehrjoui, Taghva’i et Sâ’edi, bien que lasses et pessimistes, ne perdent pas leur sens critique et refusent la servitude de la monarchie et de son régime. Néanmoins ils représentent une grande partie du monde intellectuel iranien qui méfiant à l’égard du peuple et de ses capacités, se résignait à la solidité du régime en place. A l’inverse, Massoud Kimia’i scénariste et réalisateur de « Les Cerfs » se veut le réalisateur du peuple. D’origine modeste, il est un enfant du peuple. Débrouillard, autodidacte et loin des préoccupations existentielles des intellectuels téhéranais, il a l’ambition de faire des films populaires.

Si pour cadre, Mehrjoui prend le monde rural et Taghva’i la famille urbaine, afin d’exposer leurs tristes constations sur la société et par-là interroger probablement les Iraniens sur leur condition de vie et leur état d’esprit, Kimia’i, dans « les Cerfs » se laisse volontiers influencer par l’actualité pour passer son message et pour créer uniquement un instant d’émotion. Contrairement aux deux précédents films dont la situation et le récit étaient enveloppés par les symboles, « les Cerfs » non seulement expose directement son sujet : la souffrance matérielle et psychique des Iraniens, mais propose aussi sa solution.

L’opposition politique en Iran du début des années 1970 ne pouvait évidemment pas rester à l’abri des théories de la lutte politique armée qui avait obtenu une certaine légitimité et popularité au cours des guérillas en Chine, au Viêtnam et en Amérique latine. Depuis la fin des années 1960, le nombre des attentats qui avaient pour cibles les émissaires américains, les militaires et les forces de la police en Iran avait régulièrement augmenté dans les grandes villes. Cette lutte pratiquée par des groupes assez marginaux de gauche castriste et de musulmans progressistes ont évidement provoqué beaucoup d’émotion parmi la population urbaine, mais ne pouvaient pas vraiment inquiéter le pouvoir en place tant que le soutien populaire ne se manifestait pas.

Kimia’i fait de ce lien nécessaire entre lutte armée et assise populaire l’objet de son scénario. Mais pour éviter la censure il l’intègre dans un fait divers de braquage qui tourne mal et de drame social. Il rend ainsi un pan important de la théorie de la lutte armée plus accessible.

Ghod’rat, l’un des deux personnages principaux, après un braquage dans une banque, se refugie, blessé chez un ami d’enfance, Sayyed Rasoul dans un quartier pauvre du sud de Téhéran. Les retrouvailles se sont chaleureuses mais difficiles. Ghod’rat qui à l’allure d’un intellectuel de gauche paraît distant et peu indulgent envers Rasoul. Ce dernier, l’ancien jeune homme fort du quartier, traditionnellement protecteur des faibles et des orphelins, est devenu un toxicomane sans dignité et sans vergogne. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est devenu caissier dans une salle miteuse de théâtre populaire, proche du cabaret, grâce à sa compagne, Fati (Fatima), elle-même comédienne dans la même salle. Le couple accueille malgré sa pauvreté, Ghod’rat et soigne sa blessure. La présence et la parole de Ghod’rat, cet ancien bon élève et diplômé d’université que nous devinons sans difficulté sociale, son activisme politique, réveille progressivement Rasoul qui se ressaisit et poignarde finalement son dealeur d’un geste libérateur. Il se met même, par amitié, en danger, en jouant le messager avec les complices de Ghod’rat. Entre-temps la police, renseignée par la trahison d’un autre activiste, intellectuel, découvre la cachette de Ghod’rat, encercle la maison et se met en position de la prendre d’assaut. Dans la dernière séquence, Ghod’rat et Rasoul résistent l’un à côté de l’autre et lorsqu’une grenade lancée par la police fait exploser la maison, ils meurent côte à côte.

Kimia’ï dans ce film témoigne de la condition de vie injuste et de la misère matérielle et culturelle des classes populaires de la société iranienne.

En faisant d’un misérable personnage toxicomane en déchéance, Rasoul (Prophète en français), locataire d’un immeuble dans un quartier pauvre son personnage principal, Kimia’ï nous décrit à la fois l’impuissance et la dépendance de ce peuple trompé, les conséquences malheureuses des projets grandioses du Shah. Kimiai’i, loin des discours intellectuels pessimistes et impuissants adhère au volontarisme de la lutte armée et insiste ainsi sur le « devoir d’agir ». Mais il conditionne le potentiel et le pouvoir de l’action et de la révolte de ses personnages à leur volonté et leur capacité à se ressaisir et à faire retour. Pour l’un, l’intellectuel, Ghod’rat (Pouvoir en français) il s’agit d’un retour vers les siens, le peuple, et l’autre, Rasoul (Prophète) , le peuple trompé, drogué et corrompu d’un retour vers lui même, vers son passé glorieux de justicier et de défenseur des faibles. Et il présente ainsi l’union de ces deux protagonistes comme l’acte libérateur.

Ghod’rat en demandant refuge à Rasoul et en lui redonnant sa conscience, s’offre le vrai sens et la vrai efficacité à son propre combat. Et à son tour, Rasoul, en tuant le trafiquant de drogue et en se mettant aux cotés de Ghod’rat dans le combat, récupère sa dignité du passé, son droit d’agir et définit ainsi le sens de son existence.

Savoir, conscience, devoir, vouloir, pouvoir et résistance sont les mots clés de ce film manifeste. Kimiai’i en introduisant dans la vie de ces miséreux, l’élément de conscience, représenté par Ghod’rat, crée le contexte de leur révolte et réalise ainsi un film idéaliste. Cependant le romantisme de ses propos ne l’empêche pas de rester réaliste et juste dans son récit et son image d’un versant caché de la société iranienne.

Le peuple iranien, passe graduellement, en vingt ans, de l’oppression à la révolte. Dans un moment de désarroi et de flottement, il se laisse emporter par les illusions et les rêves de modernisation et grandeur de son despote mégalomane, Mohammad Reza Pahlavi, le Shah d’Iran, pays important par sa place stratégique et par ses ressources naturelles au Moyen-Orient. Mais très vite les fards de cette modernisation sans modernité s’écroulent et l’alchimie de la prise de conscience des classes moyennes, exaspérées du vide de leur existence, ainsi que la misère insupportable des oubliés de la société, anéantit par la Révolution la monarchie des Pahlavis.

Image tirée de « Les cerfs »

Chacun de ces trois films intrinsèquement politiques, décrit une partie de cette évolution des mentalités. Chacun d’eux présente non seulement une partie de la situation socio-économique iranienne mais aussi l’état d’esprit d’une partie dominante du monde intellectuel. Ces cinéastes nous renseignent aussi sur les rapports complexes et tourmentés entre l’intelligentsia iranienne et les classes populaires.

Si « la Vache » et « la sérénité en présence d’autrui » s’occupent bien des maux de la société avec beaucoup de conviction cela ne veut pas dire qu’ils étaient appréciés ou même vus par les Iraniens. Car ces films à l’instar d’autres productions culturelles et intellectuelles de l’époque, en raison de leur langage hermétique et du traitement symbolique et parfois artificiel étaient souvent inaccessibles au peuple dans le sens le plus large du terme. « Les Cerfs », réalisé peu après mais dans un autre contexte, par un réalisateur, appartenant à une autre génération intellectuelle semble plus proche du peuple. Son message, bien qu’épidermique, et sa volonté de faire retourner l’intellectuel (Ghod’rat) vers son peuple, bien qu’utopique, cristallisaient néanmoins un souhait profond de la société. Car le rapport fiévreux, tendu et troublé entre le peuple iranien et ses intellectuels reste encore actuellement l’une des questions les plus complexes et les plus fondamentales pour l’évolution de la société iranienne.

Post-scriptum

Robert Mallet (Doctorant, histoire, EHESS)

Sur La vache de Dariush Mehrjui : http://www.splendor-films.com/items/item/386

Notes

[1Réalisateur, producteur et écrivain. Son studio de production cinématographique était parmi les premiers en Iran. Son documentaire Yek atash (1961), récompensé de médaille de bronze au Festival International du Film de Venise, a été le premier film iranien primé dans les festivals internationaux.

[2Assistant d’Henri Langlois à la Cinémathèque française, Secrétaire général de la Fédération internationale des Archives de films à Paris entre 1951 et 1956 et collaborateur aux revues L’Âge du cinéma et Positif, F. Ghafari était aussi l’un des fondateurs de la cinémathèque de Téhéran. En tant qu’ami et collaborateur culturel de la Reine, Farah Diba-Pahlavi, il a nommé au poste de direction culturelle de la télévision iranienne et de celle de la programmation du Festival des Arts de Shiraz- Persépolis.

[3En 1964, a été crée au sein du ministère de la Culture et de l’Art un Département du cinéma ; en 1966, débuta le Festival des Arts de Shiraz – Persépolis avec une section cinématographique ; en 1966 fut fondé l’Institut pour le Développement Intellectuel Enfants et des Jeunes Adultes (Kanun), au sein duquel, deux ans plus tard , en 1968, fut crée un Département de réalisation cinématographique par Abbas Kiarostami et Ebrahim Forouzesh sous la volonté et l’influence de son directeur général, Firuz Shirvanlou, un ancien opposant de gauche repenti. En 1969, fut établi La faculté pour la Télévision et le Cinéma, sous l’égide de la Radio et la Télévision Nationale Iranienne, toujours en 1969, l’organisation de la première édition du Festival National du film, Sepas.

[4Il est important de préciser que les premiers films réalisés par la majorité de ces cinéastes étaient des films documentaires, commandés par l’Etat monarchique. Etant toutefois en contrindication avec sa politique de propagande la plupart de ces films ont été censurées ou bien interdites à la diffusion.

[5Le film a reçu le prix FIPRESCI au Festival de Venise en 1971.

[6Pour le bilan de ces réformes dans les domaines du développement rural, de l’éducation et de la santé voir : LADIER-FOULADI M., Population et politique en Iran, Les Cahier de l’INED, Paris, 2003

[7VIEILLE Paul, « Transformation des rapports sociaux et révolution en Iran », Peuples méditerranéens, Juillet - Septembre 1979, p28.

[8VIEILLE P., « La déréliction de la périphérie et la révolution iranienne » in les Cahiers de la Fondation Internationale Lélio BASSO ,1984 ; aussi DIGARD J.-P., HOURCADE B. et RICHARD Y., L’Iran au XXème Siècle, Fayard, Paris, 1996 et HALLIDAY F., Iran Dictatorship and Developement, Harmondworth, Penguin Books, 1980.

[9DIGARD J.-P., HOURCADE B. et RICHARD Y., op. cit., p : 134-137

[10RICHARD Y., L’Iran, Flammarion, Champs Histoire, 2009.

[11DIGARD J.-P., HOURCADE B. et RICHARD Y., op. cit.

[12ABRAHMIAN E, Iran Between Two Revolutions, Princeton University Press, 1982

[13VIEILLE P., KHOSROKHAVAR F., Le discours Populaire de la Révolution Iranienne, 2vol, Contemporanéité, 1990.

[14SADRE H. R., Histoire politique du cinéma iranien, (Tarikh_é Siasi Cinama-i Iran) Ney, Téhéran, 2002, p : 199 et KEY H., Le cinéma iranien : l’image d’une société en bouillonnement, Karthala, coll. « hommes et sociétés », Paris, 1999, p : 50.

[15VIEILLE P., ’Transformation des rapports sociaux et révolution en Iran’, in. Peuples Méditerranéens, 8 Juillet-Septembre, 1979.